► Les sondages font-ils l’élection ?

Dès le milieu des années 1930, des observateurs s’inquiètent de l’influence prêtée aux intentions de vote sur les électeurs. Bien que peu de politologues aillent jusqu’à dire que les sondages font l’élection, beaucoup pensent qu’ils jouent un rôle dans le récit d’une campagne. « Même si les sondeurs se défendent du caractère prédictif de leurs estimations et parlent d’une photographie à l’instant T, les études publiées avant une élection installent une petite musique dans notre tête, reconnaît lucidement Emmanuel Rivière, directeur international de Kantar Public. Les sondages sont performatifs : ils créent des effets et ne se contentent pas de mesurer le réel. »

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Les baromètres sur les intentions de vote contribuent souvent à la sélection des candidats au sein des partis. Prenant le contre-pied des cadres du PS, les militants avaient ainsi désigné Ségolène Royal, bien placée dans les sondages, lors de la primaire socialiste de 2006. C’est une conséquence de l’effet « vote utile » que connaissent tous les stratèges politiques. Au moment de déposer son bulletin dans l’urne au premier tour, il conduit certains électeurs à se rallier à la bannière de celui qui a la meilleure chance de figurer parmi une liste de prétendants dont ils se sentent plus ou moins proches. « En 2017, dès que le socialiste Benoît Hamon a été en perte de vitesse dans les estimations, Jean-Luc Mélenchon a progressé, et cette tendance s’est ensuite accentuée », rappelle Emmanuel Rivière.

Les études sondagières influent surtout sur la mobilisation des électeurs, des militants, des cadres des partis et sur l’intérêt des médias. Donné au coude à coude avec Marine Le Pen, Éric Zemmour a pu ainsi attirer des responsables du Rassemblement national qui parient sur une recomposition à venir de l’extrême droite. Inversement, il arrive qu’une série de bons chiffres desserve un prétendant. En annonçant systématiquement un second tour Jospin-Chirac en 2002, c’est-à-dire le premier ministre et le président sortant, les estimations ont sûrement contribué à l’abstention record de 28,4 % et à la multiplication des candidatures à gauche qui permettront finalement à Jean-Marie Le Pen de créer la surprise. « Les hommes politiques accordent trop d’attention à ces études, tance le sénateur socialiste Jean-Pierre Sueur, coauteur de la loi sur les sondages de 2017. Si je regardais les chiffres plutôt que mes convictions politiques, je devrais cesser de soutenir Anne Hidalgo à la présidentielle de 2022. »

► Pourquoi les médias abusent-ils des sondages ?

« Un tremblement de terre. » C’est par cette formule choc que, le 6 octobre 2021, Challenges évoquait la deuxième position d’Éric Zemmour dans un sondage d’intentions de vote réalisé par Harris Interactive. « C’est incroyable », ajoutait aussitôt un présentateur à l’antenne BFM/TV alors que l’étude était reprise par de nombreux sites d’information, assurant à l’hebdomadaire économique une formidable audience. L’estimation du trublion d’extrême droite a beau se situer dans la marge d’erreur avec celui de Marine Le Pen, à six mois de la présidentielle, autant dire une éternité, il nourrira les commentaires des experts durant plusieurs jours.

Présidentielle 2022 : dans les sondages, une extrême droite record

La recherche de la visibilité et la compétition entre les chaînes poussent de nombreux médias à recourir à ces instruments de façon quasi quotidienne. Depuis janvier, les études rolling (en continu) d’OpinionWay et de l’Ifop fournissent chaque jour leurs estimations à des journaux, des radios et des chaînes d’information. Autre avantage, leur coût : il sera toujours plus économique d’organiser un plateau télévisé autour des résultats d’une enquête que d’envoyer des reporters prendre le pouls des préoccupations des Français à 500 km de Paris.

Pour avoir plus d’impact, certains ne reculent pas devant une simplification à outrance. « Dès les années 2000, nous avons dû abandonner la publication des fourchettes d’erreur car nos partenaires ne trouvaient pas cela assez précis », témoigne Laure Salvaing, directrice générale de Kantar Public France. Dans les rédactions, les erreurs d’interprétation des résultats ne sont pas rares. Récemment, la commission des sondages a ainsi rappelé à l’ordre CNews, qui avait diffusé un tableau intitulé « Présidentielle : É. Zemmour en hausse », alors que l’étude en question notait une stabilité depuis trois semaines.

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La plupart des sondeurs interrogés par La CroixL’Hebdo reconnaissent ouvertement que leurs clients ne savent pas grand-chose de leur métier. « Les modalités de fabrication des enquêtes ne sont pour ainsi dire jamais questionnées, et leurs résultats sont trop souvent perçus comme s’ils étaient le reflet de la réalité politique », constate Alexandre Dézé, maître de conférences à l’université de Montpellier, et auteur du livre 10 leçons sur les sondages politiques. Il ajoute « qu’en termes de spéculation, les enquêtes sont souvent utilisées pour faire le buzz, peu importe à vrai dire la valeur de leurs résultats ».

► À quoi ressemblerait une élection sans sondage ?

Les sondeurs alertent sur les risques de se passer d’un instrument de mesure qui, même imparfait, a le mérite d’être encadré et de s’appuyer sur une méthodologie éprouvée, à l’heure des fausses informations colportées sur les réseaux sociaux. « Sans les intentions de vote, on aurait une campagne de rumeurs et de fake news », estime Luc Laurentin, vice-président de BVA-Group et président du syndicat des professionnels des études en France.

→ DÉBAT. Faut-il se passer des sondages électoraux ?

Dans cette perspective, les études d’opinion serviraient d’outil de défense contre les éventuelles manipulations politico-médiatiques : la tendance d’un chroniqueur à privilégier un candidat plutôt qu’un autre en fonction de critères subjectifs ou celle d’un homme politique à dicter le sujet des débats. En classant le pouvoir d’achat comme préoccupation numéro un des Français, les sondages ont ainsi installé cette thématique au cœur de la présidentielle, contraignant intervieweurs et candidats à se positionner.

« Sans cet outil, il est difficile d’objectiver une campagne et de comprendre quelles sont les attentes des Français », insiste Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos qui estime que les attaques contre les sondages sont des atteintes à la démocratie : « Parler de la dictature des sondages, c’est oublier qu’il n’y a justement pas de sondages dans les dictatures. » L’histoire relativise néanmoins l’argument selon lequel il ne peut y avoir de démocraties sans sondages, à une époque il est vrai où les réseaux sociaux n’existaient pas. Si la première enquête d’opinion arrive en France sous la IIIe République, en 1938, il faut attendre la Ve République et plus particulièrement la présidentielle de 1965 pour que l’usage des sondages se répande durant les campagnes électorales.

Sans eux, « on reviendrait sans doute à un mode de compétition plus libre, plus ouvert, pense le chercheur Alexandre Dézé. L’élection présidentielle perdrait son aspect de “course de chevaux” au profit de l’affrontement entre des acteurs politiques porteurs de programmes et de visions du monde différentes. Plutôt que de se focaliser sur le jeu, on pourrait se recentrer sur les enjeux, et peut-être intéresser davantage les électeurs ». À ses yeux, la question n’est pas tant de supprimer ou non les sondages, mais d’en réduire le nombre, d’en améliorer la qualité et de renforcer les prérogatives de la commission chargée de leur contrôle.