Entre Véronique et Nicolas, ça a été le déclic. Elle, sexagénaire, concierge dans un bel immeuble haussmannien de la capitale et lui, bientôt la quarantaine, émargeant dans un prestigieux cabinet de consulting. Deux mondes qui se frôlent, n’échangeant qu’un « bonjour-bonsoir » convenu… jusqu’à ce que, fin 2019, ils évoquent ensemble le petit Grégory. Tous les deux avaient visionné la série consacrée au dossier Villemin sur Netflix.
« On était à fond tous les deux ! On avait de vrais points de divergence sur les rétractations de Murielle Bolle (la belle-sœur de Bernard Laroche, dont les déclarations avaient conduit dans un premier temps à l’incarcération de celui-ci, suspecté d’avoir participé au meurtre de l’enfant, avant qu’elle ne change de version, NDLR). Je me souviens, on était inarrêtables ! »
Nicolas et Véronique n’ont jamais – ni avant ni après – échangé sur Emmanuel Macron, sur la réforme des retraites ou sur le réchauffement climatique : « Je ne suis pas sûr qu’on pense pareil », présume Nicolas. Entre eux, il y a juste eu la « parenthèse Grégory », comme il dit. Étonnant, non ? « Oui et non, poursuit l’intéressé. Suivre l’affaire Grégory, c’est comme crier ensemble “Allez les Bleus” pendant un match de Coupe du monde ou siffloter une chanson de Johnny… On a tous ça en commun. »
Les grandes affaires criminelles font, en effet, partie de la culture populaire. Dans le sondage que nous publions cette semaine, 63 % des Français disent « suivre avec intérêt » les faits divers, et ce quels que soient les clivages sociaux. Par ailleurs, 30 % jugent que les médias « ne leur donnent pas une place assez importante ».
Comment expliquer notre attirance pour les faits divers ? « Ils interrogent notre condition humaine. Ils font écho, chez nous tous, aux tiraillements entre raison et pulsions. Ils nous confrontent, aussi, à des questions séculaires : la liberté, la responsabilité, la culpabilité, fait valoir Patrick Eveno, professeur émérite en histoire des médias à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Les affaires criminelles les plus célèbres nous renvoient à nos peurs les plus archaïques : la souffrance, la perte d’un proche, notre propre mort. »
« Les affaires criminelles les plus célèbres nous renvoient à nos peurs les plus archaïques : la souffrance, la perte d’un proche, notre propre mort »
Elles nous rappellent aussi la ligne rouge séparant le permis de l’interdit ; « or la société a besoin de frontière morale, sans quoi son unité même se trouve mise à mal », précise Denis Salas, magistrat et essayiste. « D’où, d’ailleurs, notre malaise devant les cas non élucidés. Une transgression ne peut pas rester impunie… il y va de notre contrat social. »
Quatre types de faits divers étreignent tout particulièrement la société, selon Patrick Eveno : lorsque la victime est un enfant, symbole de l’innocence et de la vulnérabilité (le dossier Outreau, la disparition d’Estelle Mouzin, le meurtre de la jeune Lola…) ; quand ils impliquent un accusé célèbre (Bertrand Cantat, Dominique Strauss-Kahn, Pierre Palmade…), ou restent non élucidés (le cas Omar Raddad, la tuerie de Chevaline, le mystère Dupont de Ligonnès…) et, enfin, ceux portant sur des faits hors norme (l’affaire des viols de Mazan, le cas des bébés congelés de Véronique Courjault…)
La confrontation au mal
Parmi ces tragédies, certaines nous happent au point de nous plonger dans une forme de sidération. On reste sans voix face au pédophile en série Michel Fourniret ou face au violeur à répétition Guy Georges. « Certains passages à l’acte résistent à toute forme de rationalisation. L’esprit n’arrive pas à s’en emparer, c’est comme s’ils déjouaient notre compréhension », analyse Emmanuel Roux, auteur d’un essai passionnant sur le pouvoir d’attraction des grandes affaires criminelles (1).
L’incompréhension est plus grande encore lorsque l’accusé, d’apparence lambda, nous ressemble alors que son acte, lui, le rapprocherait de la figure du monstre. À l’image de Jonathann Daval qui, après le meurtre de son épouse, avait ému la France entière en se présentant en mari éploré… alors qu’il était, en réalité, le bourreau de son épouse.
De quoi nous plonger dans un abîme de perplexité. Et plus encore aujourd’hui. « La transgression d’interdits fondamentaux nous confronte à la question du mal ; or nous sommes désormais orphelins des grands systèmes d’interprétation du mal et du malheur », note Antoine Garapon, magistrat et essayiste. Le psychanalyste Saverio Tomasella ne dit rien d’autre : « Par le passé, on parlait en permanence du mal. Sans doute trop, mais on verse aujourd’hui dans l’extrême inverse : nos sociétés sécularisées ont eu raison de déconstruire cette notion mais elles ont eu tort de totalement l’évacuer. »
Se rassurer sur son sort
La consommation de faits divers ne nous confronte pas seulement au mal et à son lot de questions abyssales. Nous tirons aussi, de ce compagnonnage avec les actes les plus abjects, un certain nombre de bénéfices psychiques. « En même temps qu’on s’identifie à la victime, on s’en distancie immédiatement : on est rassuré de ne pas en être une soi-même », analyse Antoine Garapon.
« Nous sommes tous traversés par nos pulsions. Tous ! Mais nous réussissons à nous contrôler. On reste du bon côté, ça nous rassure sur nous-mêmes »
La distanciation à l’égard du criminel apaise, elle aussi. « Nous sommes tous traversés par nos pulsions. Tous ! Vous, moi, tout le monde. Mais, contrairement au criminel, nous réussissons à nous contrôler. On reste du bon côté, ça nous rassure sur nous-mêmes », rappelle le psychanalyste Saverio Tomasella. Et ce n’est pas tout. S’associer à la déferlante émotionnelle qui saisit l’opinion après un crime abominable nous rassure, là encore. « On se retrouve tous dans une même réprobation morale à l’égard de l’acte commis et à l’égard de son auteur. À cet instant-là, on refait société », poursuit le psychanalyste.
À noter – c’est suffisamment rare pour être relevé – que l’on peut tous (ou presque car il existe encore quelques réfractaires !) se joindre à une conversation sur les faits divers, à l’image de l’échange entre Nicolas et Véronique au sujet de Grégory Villemin. « Les dossiers les plus retentissants ont, comme point de départ, une histoire assez simple dont tout le monde peut s’emparer facilement ; cela ne requiert aucune compétence spécifique, aucun savoir préalable », fait remarquer Bérénice Mariau, maîtresse de conférences en sciences de l’information à l’Institut catholique de Paris.
Mieux, le drame criminel coche toutes les cases du récit parfait : des personnalités antagoniques, une enquête à rebondissements et, last but not least, la promesse d’une élucidation finale. Tout est réuni pour nous tenir en haleine ! On y retrouve, aussi, les trois piliers du théâtre classique : l’unité de lieu, l’unité de temps et l’unité d’action, pour une seule intrigue.
La puissance d’évocation des affaires criminelles explique d’ailleurs le succès grandissant des émissions, des podcasts et des séries qui leur sont consacrés. Les faits divers ont même investi le champ littéraire. En témoignent L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, Laëtitia d’Ivan Jablonka, Chanson douce de Leïla Slimani, Sambre d’Alice Géraud ou encore Si petite, de Frédéric Boyer, chroniqueur à L’Hebdo.
Quand le fait divers devient fait de société
Difficile, toutefois, de s’accorder sur une définition commune du fait divers. De quoi est-il le nom ? À chacun sa réponse. Certains le ravalent au rang d’événement quelconque. À l’instar de l’écrivain Roland Barthes qui, en 1964, avait eu ces mots définitifs, restés dans les annales : « Celui qui consomme du fait divers va y chercher une histoire, rien de plus » !
Trente ans plus tard, le sociologue Pierre Bourdieu lui faisait écho en assimilant les faits divers au « vide », à « du rien ou du presque rien ». Des définitions laissant entrevoir un certain mépris pour le sujet. Certains entendent même, entre les lignes, une certaine indifférence à l’égard des drames en jeu, voire une forme d’insensibilité pour les victimes.
Dédaigner le fait criminel, c’est aussi – et surtout – prendre le risque de passer à côté d’une affaire pouvant révéler les tensions d’une époque, ses tabous, ses mutations. Certains passages à l’acte disent plus que ce qu’ils racontent. Dans quel cas ? « Pour qu’une affaire “fasse affaire”, il faut qu’elle ait un ancrage sociopolitique, analyse Emmanuel Roux. Les dossiers marquent l’opinion parce qu’ils résonnent avec une question qui travaille déjà l’époque. » Certains faits divers sont élevés au rang de faits de société, donnent lieu à un débat de fond, aboutissent parfois même à une révision du droit.
Du crime passionnel au féminicide
Ce fut notamment le cas des violences faites aux femmes, qui – preuve du déni social à leur égard – n’ont émergé que récemment en tant que fait de société. Et ce à la faveur d’événements, souvent sordides, ayant ébranlé l’opinion. Comme « le procès du viol », en 1978, dans lequel trois hommes comparaissaient pour les viols répétés durant des heures sur deux jeunes touristes dans une calanque, près de Marseille. L’événement, à l’époque, avait marqué l’opinion. Deux ans plus tard, le législateur modifiait le code pénal pour y intégrer une définition précise du viol.
« Les dossiers marquent l’opinion parce qu’ils résonnent avec une question qui travaille déjà l’époque »
Ces dernières années, c’est sur l’épineuse question des violences conjugales que nous avons été contraints à un examen de conscience collectif. Sous l’impulsion, notamment, du hashtag #MeToo, lancé en 2017. Mais, aussi, du fait de l’évolution du traitement journalistique de ce sujet. Dans la foulée de #MeToo, le quotidien Le Monde a mis en place, durant plusieurs mois, une équipe de journalistes sur ce dossier. Le journal Libération a, lui, décidé de recenser tous les homicides conjugaux.
« L’effet de cadrage des journalistes a participé à l’évolution des mentalités sur le sujet, c’est évident », confirme l’universitaire Bérénice Mariau. La sémantique a suivi : alors qu’on parlait, il y a quelques années encore, de crime passionnel, la notion de féminicide s’impose progressivement.
Dernière affaire, plus proche de nous : celle des viols de Mazan. Elle aurait pu rester cantonnée au rang de fait divers mais la présence massive des médias, venus du monde entier, et le fait que le procès soit public – à la demande de la victime – en ont décidé autrement. Se sont ensuivis de nombreux débats de société. Sur la si difficile et délicate question du consentement qui, selon certains juristes, pourrait déboucher sur une révision du droit pénal en vigueur.
Le procès a aussi donné lieu à moult tribunes sur l’éducation des garçons et des hommes. Les 51 adultes poursuivis étaient en effet de tous âges, de tous les milieux… Enfin, le comportement de la victime, tête haute tout au long des audiences, fera, peut-être, bouger les consciences. « La honte doit changer de camp », slogan scandé dans le vide depuis si longtemps, semble s’être incarné en Gisèle Pelicot.
Quid du risque de récupération ?
Élever le fait divers au rang de fait de société est une chose. L’instrumentaliser à des fins de récupération politique en est une autre. Quand passe-t-on de l’un à l’autre ? Lorsque l’on se met à « tordre les faits et à les enchâsser de force dans un récit politique préexistant », selon Claire Sécail, historienne et spécialiste des médias (2). Rien de tel pour promouvoir ses idées que de capitaliser sur l’émotion suscitée.
Pour Bérénice Mariau, il y a récupération dès lors que deux conditions sont réunies : « Un, partir d’un fait divers pour en tirer une généralisation abusive et, deux, stigmatiser une partie de la population. » Et, à cet exercice, les politiques de tout bord excellent.
La droite, et plus encore l’extrême droite, n’hésite pas à politiser les faits divers. Illustration avec l’affaire de Crépol. Dans la nuit du 18 au 19 novembre 2023, le jeune Thomas (16 ans) décède, victime d’un déchaînement de violence à la sortie d’un bal dans le petit village de Crépol (Drôme). Huit autres jeunes sont blessés. Une tragédie. Un témoin de la scène déclare aussitôt qu’une bande d’individus aurait débarqué en lançant : « On est là pour tuer des Blancs. »
Dès le lendemain, alors que l’enquête débute à peine, Marine Le Pen dénonce une « attaque organisée » et met en cause des « milices armées qui opèrent des razzias » ; Éric Zemmour parle, lui, de « francocide ». Pour eux, la cause est entendue : il s’agit d’une expédition punitive à caractère raciste, lancée par des jeunes d’origine immigrée.
Les premiers éléments de l’enquête, révélés par Le Parisien le 5 décembre suivant, nuancent l’hypothèse d’une attaque délibérée, évoquant plutôt une altercation ayant dégénéré, avec des propos racistes lancés des deux côtés. La réalité semble moins manichéenne que celle présentée, hâtivement, par l’extrême droite.
« Le fait d’instrumentaliser la criminalité pour justifier un renforcement de l’arsenal répressif n’a rien de nouveau, estime Emmanuel Roux. La nouveauté tient plutôt au fait que, sous l’impulsion de l’extrême droite, les immigrés en font désormais les frais, le fait divers étant l’occasion d’une stigmatisation assumée dans le but de durcir les conditions de séjour, de réformer la politique de l’asile, de renforcer la sécurité aux frontières… »
Autre illustration récente : la nationalité des principaux suspects dans les meurtres de la jeune Lola (12 ans), tuée à Paris en octobre 2022, et de Philippine (19 ans), retrouvée dans le bois de Boulogne en septembre 2024 après avoir été violée et étranglée, alimentèrent, eux aussi, la polémique.
À chacun ses victimes
La gauche n’est pas en reste. Elle aussi a ses victimes, notamment celles ayant été visées par les forces de l’ordre. Adama Traoré, ce jeune de 24 ans décédé en 2016 à Beaumont-sur-Oise (Val d’Oise) après avoir été interpellé, occupe une place à part. Dans cette affaire (actuellement en cassation), les revirements de témoignages ont été constants : sur le plaquage ventral réalisé par les gendarmes ; sur l’état de santé d’Adama, qui a fait un malaise après son interpellation ; sur le fait qu’il ait été – ou non – mis en position latérale de sécurité en attendant l’arrivée des pompiers.
Le dossier est ultra-complexe, ce qui n’empêche pas certains d’en faire le symbole de violences policières. À l’image de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue en vogue à l’extrême gauche et membre du comité Adama, qui écrit : « Lorsqu’un jeune homme noir est tué par la police, il ne faut pas penser : quels dysfonctionnements ont rendu possible cela ? Mais : mission accomplie. » (3) À l’entendre, il y aurait, du côté des forces de l’ordre, une volonté délibérée et assumée de tuer. C’est aussi à travers ce prisme que certains envisagent la mort du jeune Nahel, tué par un policier après un refus d’obtempérer à l’été 2023.
« Il y a, c’est incontestable, des violences inacceptables de la part des forces de l’ordre et cela doit être dénoncé », affirme Antoine Garapon, tout en questionnant certains réflexes pavloviens à l’extrême gauche. « Elle a tendance à envisager tous les rapports sociaux sous l’angle de la domination, et sous ce seul angle ! Dès lors, la seule réponse possible à ses yeux, c’est la résistance. C’est trop simple… »
Dans chacun de ces exemples, on le voit, les faits ne comptent pas tant pour eux-mêmes que pour ce qu’on veut leur faire dire. Il y a une trentaine d’années, le sociologue Pierre Bourdieu aimait à répéter « le fait divers fait diversion », façon de dire que l’affaire criminelle ne disait rien en elle-même mais visait, avant tout, à occulter d’autres sujets. Sa maxime semble datée, voire dépassée. On a davantage le sentiment, aujourd’hui, qu’on utilise le fait divers non pour dissimuler quoi que ce soit mais bien plutôt pour lui faire dire beaucoup plus que ce qu’il dit.
Nourrir le sentiment d’insécurité
Si le drame criminel ne fait pas – ou plus – diversion, il n’en façonne pas moins la scène médiatique. Popularisé avec Le Petit Journal, au XIXe siècle, qui le feuilletonnait, le fait divers a longtemps été méprisé par les grands quotidiens nationaux. « On considérait qu’il renvoyait à des choses trop sales et sordides, rappelle Patrick Eveno. C’était, par ailleurs, considéré comme un sous-genre journalistique. »
Première inflexion dans les années 1970. « Le quotidien Libération, qui voit le jour à l’époque, choisit de les couvrir en les sociologisant. » La course aux audiences que se livrent les chaînes de télévision dans les années 1980 va changer la donne : et pour cause, le « fait div’ », c’est le jackpot assuré en termes d’audimat.
Peu à peu, les affaires criminelles vont remonter dans la hiérarchie de l’information… jusqu’à ouvrir les journaux télévisés. Comme avec l’affaire Patrick Henry, dès 1976, et le meurtre du petit Philippe Bertrand. « Il arrive même aux JT de consacrer plusieurs sujets à un même fait divers : un sujet sur les faits eux-mêmes, un autre sur les victimes, un troisième sur l’avancée de l’enquête, un autre encore sur l’émotion collective suscitée », fait remarquer Bérénice Mariau.
Parallèlement, des émissions dédiées voient le jour, engrangeant, là encore, des audiences records (« Faites entrer l’accusé » sur France 2, « Affaires sensibles » sur France Inter…). Certains programmes historiques ont changé de chaîne et de présentateurs mais sont toujours à l’antenne. Et ils ont été rejoints, notamment avec l’arrivée de la TNT, par une foultitude de magazines qui dissèquent, jusqu’à l’écœurement, des dossiers criminels, avec force reconstitutions sur fond de musique lancinante, images d’archives, témoignages d’acteurs de l’époque et interventions de journalistes spécialisés.
À la télé française, le fait divers est devenu un prince dont les palais sont innombrables. L’entrée en scène, autour de l’an 2000, des chaînes d’info en continu achèvera d’en faire une thématique phare. La disparition du petit Émile, le 8 juillet 2023, fut l’un des exemples récents de cette couverture médiatique incessante, dont le principe consiste à brasser des heures durant des hypothèses sans réel fondement, jusqu’aux plus farfelues. Au risque de renvoyer une vision déformée, et disproportionnée, de la criminalité. Et d’accentuer le sentiment d’insécurité.
« La couverture des faits divers accroît le sentiment d’insécurité sans, d’ailleurs, que ce soit forcément en lien avec l’évolution de la criminalité, rappelle, à raison, Patrick Eveno. Sur le temps long, on note une baisse claire du nombre d’homicides. » Il serait, bien sûr, naïf de nier l’accroissement des incivilités, l’augmentation d’une violence désinhibée chez certains jeunes ou encore d’être aveugle à l’ultraviolence au sein du narcotrafic. Mais acter l’« ensauvagement » du pays, c’est avoir la mémoire courte.
Une chose est sûre, l’omniprésence des faits divers dans les médias alimente une atmosphère anxiogène… qui se traduit dans le code pénal. C’est tout particulièrement notable à partir de 2002, sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy. En tant que ministre de l’intérieur, puis en tant que président de la République, il impose son mantra : « Un fait divers, une loi. »
Dans son viseur : les criminels sexuels. En réponse à l’affaire Evrard (du nom de ce pédophile qui, dès sa sortie de prison, récidive en kidnappant et violant le petit Enis), Nicolas Sarkozy crée la rétention de sûreté. Ce dispositif prévoit de retenir, sans limite dans le temps, un détenu considéré comme encore dangereux à la fin de sa peine. Un tournant dans l’histoire du droit français, qui sera dénoncé comme tel par nombre de magistrats et d’avocats.
Robert Badinter sortira de son habituelle réserve pour étriller la réforme : « Une personne sera enfermée non plus pour les faits qu’elle a commis, mais pour ceux qu’elle pourrait commettre. (…) Les fondements de notre justice sont atteints. » En vain. La loi fut adoptée. « Certains faits suscitent une telle émotion que le législateur semble n’avoir d’autres choix que de se mettre en ordre de marche… », analyse, avec le recul, Denis Salas.
Tribunal médiatique versus tribunal judiciaire
Autre effet de l’importance donnée aux faits divers dans les médias : l’avènement du tribunal médiatique. « Les chaînes d’info en continu ont changé la donne. Il faut alimenter la bête ! Du coup, le moindre fait de procédure fuite et donne lieu à un débat en plateau, soupire une magistrate. On brode pendant des heures et, à la fin, ça se termine toujours de même façon : “Alors, Untel, coupable ou pas coupable ?” » Le récit journalistique et le récit judiciaire finissent ainsi par se télescoper, voire se concurrencer.
« L’info en continu a changé la donne. Il faut alimenter la bête ! »
Ce dont s’alarme Emmanuel Roux : « Le procès, c’est un immense acquis de notre civilisation. C’est un moment clé, où la société réclame des comptes à l’accusé, tout en lui garantissant un certain nombre de droits. Faire un procès sur un plateau télé, c’est notamment s’asseoir sur les droits de la défense, c’est faire son procès en son absence. »
Quand le procès s’est déjà tenu dans les médias, pas simple pour la justice, ensuite, de faire entendre sa voix. Illustration avec le meurtre de la petite Lola, tuée le 14 octobre 2022. Quatre jours plus tard, Cyril Hanouna, le présentateur de « Touche pas à mon poste », avait réagi à l’antenne, après l’arrestation de la jeune femme poursuivie pour le meurtre de la fillette. « Pour ce genre de personne, pour moi, le procès doit se faire immédiatement, en quelques heures, et terminé, c’est perpétuité, direct. Il n’y a même pas de discussion. » Exit le débat contradictoire.
La justice, lorsque le procès se tiendra, n’agira pas de la sorte. « Les juges, eux, se doivent de prononcer une peine juste… ce qui n’a rien à voir avec la peine exigée par la foule », rappelle Denis Salas. Une peine juste se doit de prendre en compte la complexité humaine de l’accusé (un éventuel passé traumatique, une possible altération du discernement lors du passage à l’acte…).
Mais cette posture d’équilibre devient difficilement audible en ces temps déchaînés. Denis Salas le sait, lui qui met en garde, depuis des années, contre « ceux qui instrumentalisent la déferlante de l’émotion pour disqualifier la justice et en appellent au peuple contre une institution perçue comme jugeant mal ». Il y a quinze ans, il avait anticipé cette évolution dans un opus consacré à ce qu’il appelait le « populisme pénal » (4). Pronostic vérifié.
(1) Le Goût du crime. Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles, Actes Sud, 2023
(2) Le Nouvel Obs, 20 octobre 2022
(3) Se méfier de Kafka, Flammarion, 2024, 112 p., 18 €
(4) La Volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Fayard, coll. «Pluriel», 2010, 288 p., 8,60 €
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