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Axiochos (trad. Souilhé)

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Axiochos
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 191-215).

AXIOCHOS

[ou Sur la mort.]


SOCRATE, CLINIAS, AXIOCHOS

364Introduction.

Socrate. — J’étais sorti pour me rendre au Kynosargès[1] et je me trouvais près de l’Ilissos, quand parvint à mon oreille une voix qui criait : « Socrate, Socrate ! » Je me retournai pour voir d’où elle venait et j’aperçus Clinias, le fils d’Axiochos, qui courait dans la direction de la fontaine de Kallirhoé, avec le musicien Damon et Charmide, fils de Glaucon : le premier était son maître de musique ; l’autre, un de ses compagnons qu’il aimait et dont il était aimé. bMe détournant alors de mon chemin, je crus bon d’aller à leur rencontre pour les joindre plus vite. Tout en larmes, Clinias me dit : « Socrate, voilà bien l’occasion de montrer ta sagesse si vantée : mon père vient d’être frappé subitement[2] d’une faiblesse et il touche à sa fin. Or, il voit venir avec beaucoup de tristesse le dénouement, lui qui auparavant raillait ceux qui s’effrayaient de la mort et les tournait doucement en ridicule. cViens donc et console-le à ta manière, afin qu’il parte sans gémir vers son destin et que je puisse ainsi lui rendre ce dernier devoir de piété filiale ». — « Tu n’éprouveras jamais de ma part un refus, Clinias, quand il s’agit de choses raisonnables, et d’autant moins que tu m’appelles à un devoir sacré. Hâtons-nous donc, car s’il en est ainsi, il faut se presser ».

Clinias. — Ta seule vue, Socrate, lui rendra des forces. Il lui est déjà arrivé souvent de se relever de cet accident.

dNous allâmes donc rapidement le long des murailles, jusqu’aux portes Itoniennes, car il habitait tout près des portes, à côté de la colonne des Amazones. 365Nous trouvons Axiochos qui avait déjà repris l’usage de ses sens[3], robuste de corps, mais d’âme faible. Il avait grand besoin de réconfort, se soulevait fréquemment et poussait des gémissements en versant des larmes et en frappant des mains. Dès que je le vois : « Axiochos, lui dis-je, qu’est-ce là ? où sont ton ancienne fierté et ces perpétuels éloges de la vertu et ce courage inébranlable que tu montrais ? Ainsi qu’un lâche athlète, tu parais brave dans les exercices du gymnase et fais triste figure dans les combats. bNe veux-tu pas considérer attentivement cette loi de nature, en homme de ton âge, qui a reçu de bonnes leçons, et, s’il n’y avait pas d’autre motif, en Athénien : suivant le dicton bien connu, partout répété, la vie est un court exil, il faut la passer convenablement, puis suivre le destin, au moins résolument, sinon en chantant le péan. Mais se montrer si faible, se faire arracher de force, c’est digne d’un enfant, non d’un homme raisonnable ».

cAxiochos. — C’est vrai, Socrate, et ce que tu dis me paraît juste. Mais je ne sais comment, arrivé à cet instant fatal, je sens s’évanouir, presque à mon insu, ces fortes et sublimes leçons, et je n’en fais plus d’estime ; une sorte de crainte les supplante, me déchirant l’esprit de mille manières, crainte d’être privé de cette lumière et de ces biens, de pourrir quelque part, invisible et ignoré, la proie des vers et des insectes.


Premier
argument.

Socrate. — Mais, Axiochos, c’est que tu mêles étourdiment det sans y réfléchir le sentiment et l’insensibilité, et tu te contredis dans tes paroles et dans tes actes : ne songes-tu pas, en effet, que tu gémis sur l’absence de sentiment, et en même temps te voilà tout troublé à cause de la pourriture et de la privation des plaisirs, comme si tu mourais pour retourner à une nouvelle vie et non pour retomber dans une complète insensibilité, absolument comme avant ta naissance. Sous le gouvernement de Dracon ou de Clisthène, n’est-ce pas, aucun mal ne pouvait t’atteindre, car il te manquait d’abord d’être pour qu’il puisse te toucher, — eh bien ! aucun non plus ne t’atteindra après ta mort, ecar tu n’existeras pas pour lui servir de but. Chasse donc toutes ces sottises, et songe que, une fois le composé détruit, et l’âme une fois établie dans son propre séjour, ce corps qui reste, ce corps de terre et sans raison, n’est plus l’homme. Car nous sommes une âme[4], animal immortel enfermé dans une prison mortelle ; et cette enveloppe corporelle, la nature, 366pour notre mal, nous l’a ajustée[5] : à elle les plaisirs superficiels, fugitifs et mêlés de mille peines ; à elle aussi les douleurs profondes, les douleurs durables et sans mélange de plaisirs ; les maladies, les inflammations des organes des sens, les maux internes, l’âme, répandue à travers les pores du corps, les subit nécessairement et elle désire avec ardeur l’éther céleste pour lequel elle est faite, elle en a soif, elle se tend de désir vers cette vie de là-bas et vers les chœurs divins. bEn sorte que quitter la vie, c’est échanger un mal pour un bien.

Axiochos. — Mais, Socrate, puisque tu regardes la vie comme un mal, pourquoi y restes-tu ? Toi surtout, un penseur, et qui dépasse en intelligence la plupart d’entre nous[6].

Socrate. — Axiochos, ton témoignage sur moi est faux. Comme le peuple athénien, tu crois, parce que je scrute toutes choses, que j’ai quelque savoir. Plût au ciel que je connusse seulement les choses ordinaires, tant je suis éloigné des idées sublimes ! Mais ce que je vais dire est l’écho du sage Prodicos. cJe l’ai payé une fois une demi-drachme ; une autre fois, deux drachmes et une autre encore, quatre drachmes, car cet homme n’instruit personne gratis[7] et il a coutume de répéter sans cesse le mot d’Épicharme : « Une main lave l’autre[8] », donne et tu recevras. Récemment donc, il faisait une conférence chez Callias, le fils d’Hipponicos, et il a dit sur la vie de telles choses que pour un peu, j’allais y renoncer. Depuis ce temps, mon âme soupire après la mort, Axiochos.

Axiochos. — Qu’étaient donc ces choses qu’il disait ?


Deuxième
argument.

Socrate. — Je vais te répéter ce dont je me souviens. dIl disait : Quel âge est exempt de peines ? À son entrée dans la vie, l’enfant ne pleure-t-il pas et n’est-ce point par le chagrin qu’il débute dans l’existence ? Aucune souffrance, certes, ne lui est épargnée, mais le besoin du corps, le froid, le chaud, les coups, sont pour lui causes de douleurs ; encore impuissant à exprimer ce qu’il éprouve, il n’a d’autre voix que ses larmes pour manifester son déplaisir. A-t-il atteint l’âge de sept ans, après avoir épuisé la coupe de tant de peines, voici que surviennent les pédagogues[9], eles grammatistes[10], les pédotribes[11], pour le tyranniser ; et quand il a grandi, ce sont les grammairiens[12], les géomètres, les instructeurs militaires[13], toute une troupe de maîtres. Lorsqu’il est inscrit parmi les éphèbes, c’est le cosmète[14] et la peur des coups ; puis le Lycée, l’Académie, 367les gymnasiarques, les verges et d’innombrables misères. Toute la durée de l’adolescence s’écoule sous la dépendance des sophronistes[15] et des précepteurs que l’Aréopage choisit pour la jeunesse. Débarrassés de tout cela, aussitôt, les soucis fondent sur lui, et ce sont les délibérations sur la carrière à suivre, et les ennuis qui surviennent lui font apparaître ceux d’autrefois comme des jeux d’enfants et de vrais épouvantails de marmots : voici, en effet, les expéditions militaires, bles blessures, les combats continuels. Ensuite, subrepticement, se glisse la vieillesse où se déverse tout ce qu’il y a de décrépitude et de misère à peu près incurable dans la nature. Si on ne se hâte de rendre sa vie comme une dette, semblable à une usurière, la nature insiste et prend un gage, tantôt la vue, tantôt l’ouïe, souvent les deux. Si on résiste, elle paralyse, elle déforme, elle disloque. Il y a des gens qui s’épanouissent dans la floraison d’une longue vieillesse, et alors, par l’esprit, les gens qui vieillissent ont deux enfances[16]. Aussi les dieux qui savent les choses humaines, cse hâtent de délivrer de la vie ceux qu’ils chérissent. Agamède et Trophonios qui avaient construit le temple d’Apollon Pythien, prièrent le dieu de leur donner ce qu’il y avait de mieux pour eux : ils s’endormirent et ne se réveillèrent plus. La prêtresse d’Argos avait semblablement demandé à Héra de récompenser ses fils pour leur acte de piété filiale : comme l’attelage faisait défaut, les jeunes gens eux-mêmes s’étaient mis sous le joug et avaient porté leur mère au temple ; le résultat de la prière fut que, la nuit même, ils passèrent de vie à trépas[17]. dIl serait trop long de citer tous les poètes qui de leurs voix divines et inspirées chantent les misères de la vie. J’en mentionnerai un seul, le plus digne d’être rappelé. Il dit :

Le destin que les dieux ont filé pour les infortunés mortels
est de vivre dans l’affliction[18],

et :

e

Non certes, il n’est point d’être plus à plaindre que l’homme
Parmi ceux qui respirent et rampent sur la terre[19].

368Et au sujet d’Amphiaraos, que dit-il ?

Zeus qui tient l’égide l’aimait de tout son cœur et Apollon
De toute sa tendresse. Aussi n’a-t-il pas atteint le seuil de la vieillesse[20].

Et celui qui nous demande

de plaindre le nouveau-né qui vient pour tant de maux[21],

qu’en penses-tu ? Mais je cesse, pour ne pas manquer à ma promesse et ne pas allonger par d’autres réminiscences. De quelle vie, de quel métier ne se plaint-on pas après l’avoir choisi, et qui n’est pas mécontent de son sort ? Allons auprès des ouvriers et des manœuvres bqui peinent d’une nuit à l’autre et se procurent difficilement le nécessaire, que de lamentations ! comme ils remplissent leurs veilles de gémissements et de larmes ! Considérons le marin qui vogue à travers tant de dangers et qui n’est, suivant le mot de Bias[22], ni parmi les morts, ni parmi les vivants : car l’homme fait pour la terre se lance sur la mer ccomme un amphibie et devient tout entier la proie du sort. Mais l’agriculture, voilà qui est agréable ! Sans doute. Pourtant, ne dit-on pas : ce n’est qu’une plaie, et n’y a-t-il pas toujours quelque prétexte de chagrin ? On se plaint tantôt de la sécheresse, tantôt de l’abondance de la pluie, tantôt de brûlure, tantôt de la nielle, tantôt de la chaleur inopportune ou du froid. Et la fameuse politique, car j’en passe, à travers combien de traquenards la poursuit-on ? Elle a ses joies vives et agitées, comme un accès de fièvre, mais aussi des échecs douloureux et pires que mille morts. dPeut-il trouver son bonheur, celui qui vit pour la multitude, au milieu des flatteries et des applaudissements, vrai jouet du peuple, rejeté, sifflé, châtié, mis à mort, objet de pitié ? Dis-moi, ô Axiochos, le politicien, où est mort Miltiade ? où Thémistocle ? où encore Éphialtès[23] ? où, récemment, les dix généraux, quand je refusais de demander au peuple son avis[24] ? Je jugeais contraire à la dignité de me mettre à la tête d’une foule en délire, mais, le lendemain, eThéramène et Callixène subornèrent les présidents et firent condamner ces hommes à mort sans jugement. Toi seul, des trois mille hommes 369de l’assemblée, pris leur défense, avec Euryptolème[25].

Axiochos. — C’est vrai, Socrate. Et depuis lors, j’en ai assez de la tribune et rien ne me semble plus fâcheux que la politique. Cela va de soi pour des gens qui se sont trouvés dans la mêlée. Pour toi, tu en parles en homme qui contemple les choses de loin, mais nous, nous le savons de façon plus exacte, nous qui en avons fait l’expérience. Le peuple, mon cher Socrate, est un être ingrat, vite dégoûté, cruel, envieux, sans éducation, un vrai ramassis de gens venus de tous côtés, violents et bavards. bMais qui se fait son compagnon est bien plus misérable encore.


Troisième
argument.

Socrate. — Si donc, Axiochos, tu poses que la plus libérale des sciences est la plus détestable, que penserons-nous des autres genres de vie ? Ne faut-il pas les fuir ? J’ai entendu dire aussi un jour à Prodicos que la mort n’intéresse ni ceux qui vivent, ni ceux qui ont disparu.

Axiochos. — Que dis-tu là, Socrate ?

Socrate. — Pour les vivants, elle n’a pas affaire à eux ; quant aux morts, ils ne sont plus. cAinsi, elle n’a rien à voir avec toi maintenant, car tu n’es pas mort, et s’il t’arrivait malheur, elle n’aurait pas davantage affaire avec toi, puisque tu ne serais plus. Douleur vaine donc, pour Axiochos, que de se lamenter sur ce qui n’existe ni n’existera pour lui, et douleur aussi sotte que de se lamenter à propos de Scylla ou du Centaure[26], qui ne comptent en rien dans les réalités qui t’entourent, et n’y compteront pas plus quand tu seras fini. Ce qui est redoutable l’est pour ceux qui existent. Comment pourrait-il l’être pour ceux qui n’existent pas ?

dAxiochos. — Ces beaux discours que tu me débites, ce sont les bavardages aujourd’hui à la mode[27] : de là proviennent, en effet, toutes ces sornettes arrangées à l’usage de la jeunesse. Pour moi, c’est la privation des biens de la vie qui m’afflige, quand même tu me bercerais de discours plus persuasifs que ceux-ci, Socrate. L’esprit n’entend pas, il n’est pas détourné par le charme de tes paroles ; ces réflexions n’effleurent même pas la surface de la peau. Elles favorisent peut-être la pompe et l’éclat du style, mais elles n’ont pas pour elles la vérité. eLes souffrances ne supportent pas les sophismes ; seul, ce qui peut atteindre l’âme les soulage.

Socrate. — Mais voilà, Axiochos, que tu introduis et lies sans réflexion à la privation des biens le sentiment des maux, sans songer que tu es mort. 370Oui, on s’afflige des biens que l’on perd, quand, en échange, on doit subir des maux, mais quand on n’existe plus, on ne perçoit même pas cette privation. Comment donc pourrait-on s’attrister de ce qui ne rendra pas conscientes les afflictions futures ? Si au début, Axiochos, tu n’avais, par ignorance, supposé en même temps quelque sensibilité, tu ne te serais jamais effrayé de la mort. Et maintenant, tu te frappes toi-même : tu crains d’être privé de l’âme et tu attribues une âme à cette privation ; tu trembles de ne plus sentir et tu imagines une sensibilité pour percevoir cette absence de sensibilité.


bQuatrième
argument.

Sans parler de raisons nombreuses et bonnes en faveur de l’immortalité de l’âme[28] : une nature mortelle aurait-elle jamais entrepris de si grandes choses, comme de braver la force bien supérieure des bêtes fauves, de traverser les mers, de construire des villes, d’établir des constitutions, de regarder le ciel et de considérer les révolutions des astres, la course du soleil et de la lune, leur lever et leur coucher, leurs éclipses et la rapidité de leur retour périodique, les équinoxes et les deux tropiques, les pléiades d’hiver, cles vents estivaux, ainsi que les chutes de pluie et la fureur des ouragans, — aurait-elle pu consigner pour l’éternité, dans des écrits, les vicissitudes de l’univers, s’il n’y avait réellement dans l’âme comme un souffle divin[29] qui lui permît de prévoir et de connaître toutes ces merveilles. Ainsi, ce n’est pas à la mort, mais à l’immortalité que tu vas, Axiochos ; les biens ne te seront pas enlevés, mais tu en jouiras plus purement ; tu n’auras pas ces plaisirs mêlés au corps mortel, mais les plaisirs sans mélange de douleur. cTu t’en iras là-bas, dégagé de cette prison, là où il n’y a plus de labeurs, plus de gémissements, plus de vieillesse, où l’on mène une vie calme et à l’abri des maux ; tu jouiras d’une paix tranquille, tu contempleras la nature et philosopheras, non pour la foule et pour te donner en spectacle, mais pour la pleine et entière vérité.

Axiochos. — Ton discours a transformé mes idées. Je ne crains plus la mort, je la désire plutôt, e— pour imiter un peu, moi aussi, l’emphase des rhéteurs. Il me semble que déjà je parcours les sphères et entreprends la course éternelle et divine ; dépouillé de ma faiblesse, je me suis repris moi-même et me voilà devenu un homme nouveau.


Le mythe.

371Socrate. — Veux-tu un autre discours ? celui que m’a tenu Gobryas, un mage. Il me raconta qu’à l’époque de la traversée de Xerxès, son grand-père qui portait également le même nom que lui[30], envoyé à Délos pour défendre l’île natale des deux divinités[31], apprit ceci par des tablettes de bronze qu’avaient apportées de chez les Hyperboréens[32] Opis et Ekaergè : après sa séparation du corps, l’âme va dans un lieu obscur, dans des régions souterraines où se trouve le royaume de Pluton, non moins vaste que la demeure de Zeus, bcar la terre occupant le centre du monde et le ciel étant sphérique, les dieux célestes habitent un des hémisphères ; les dieux infernaux, l’autre, les uns, frères, les autres, fils de frères. Le vestibule de la voie qui conduit chez Pluton est barricadé par des fermetures et des clefs de fer. Quand il est ouvert, le fleuve Achéron, puis le Cocyte, recueillent ceux qui doivent traverser pour être conduits auprès de Minos et de Rhadamanthe, au lieu dit le champ de la vérité. cLà siègent les juges qui interrogent chacun des arrivants sur la vie qu’ils ont vécue et sur le genre d’existence qu’ils menaient, quand ils habitaient un corps. Et de mentir, il n’est aucune possibilité. Ceux qui ont écouté durant leur vie les inspirations d’un bon démon vont résider au séjour des hommes pieux, là où des climats féconds font germer les fruits en abondance, où coulent des sources d’eau pure, où mille prairies émaillées de fleurs variées revêtent l’aspect du printemps, où il y a des conversations pour les philosophes, des théâtres pour les poètes, des chœurs de danse et des concerts, ddes banquets bien ordonnés, des festins offerts spontanément comme des contributions de chorèges, l’absence totale de peines et une vie pleine de charmes. Pas d’hiver ou d’été excessifs, mais un air pur que tempèrent les doux rayons du soleil. Les initiés y ont une place d’honneur, et là aussi, ils accomplissent les rites sacrés[33]. Comment ne participerais-tu pas un des premiers à cet honneur, toi l’allié des dieux[34] ? eLa tradition rapporte qu’avant de descendre aux Enfers, Héraclès et Dionysos reçurent l’initiation dans ces lieux, et l’audace de leur expédition, c’est la déesse d’Éleusis qui l’avait excitée en eux. Quant à ceux qui ont dirigé leur vie dans la voie des crimes, ils sont conduits par les Érynnies dans l’Érèbe et le Chaos à travers le Tartare, là où séjournent les impies, et les Danaïdes qui puisent l’eau inépuisable, et Tantale que tourmente la soif, et Tityos aux entrailles éternellement dévorées et renaissantes, et Sisyphe qui roule sans cesse son rocher, Sisyphe dont les travaux ne finissent que pour recommencer. 372C’est là que, léchés par les bêtes, continuellement brûlés par les torches des Peines, tourmentés par mille modes de supplices, les méchants sont consumés par d’éternels châtiments.


Conclusion.

Voilà ce que j’ai appris de Gobryas. À toi d’en juger, Axiochos. Pour moi, ma raison est hésitante, et je sais seulement de façon ferme que toutes les âmes sont immortelles et qu’au sortir de ce séjour, elles sont aussi exemptes de douleurs. Ainsi que ce soit en haut ou en bas, tu seras nécessairement heureux, Axiochos, toi qui as vécu pieusement.

Axiochos. — Je n’ose te le dire, Socrate, mais bien loin de redouter la mort, voilà que maintenant j’en ai l’ardent désir. Ce dernier discours, comme le précédent sur le ciel, m’a persuadé, et je méprise désormais la vie, puisque je dois partir pour un séjour meilleur. À présent, je vais repasser doucement en moi-même tout ce qui a été dit. Reviens à partir de midi, Socrate.

Socrate. — Je ferai comme tu dis, et je repars pour ma promenade du Kynosargès où je me dirigeais quand on m’a appelé ici.

  1. Gymnase consacré à Hercule et quartier de la ville où s’élevait ce gymnase. On célébrait là des jeux en l’honneur du demi-dieu, en mémoire d’un fait qui serait survenu après l’apothéose d’Hercule. Pendant le sacrifice, un chien aurait dévoré les viandes de l’autel et disparu aussitôt. D’où le nom que l’on donne à cet endroit, ἀργός signifiant la rapidité du chien. — Antisthène choisit ce gymnase pour réunir ses adeptes.
  2. Fischer fait justement remarquer que le terme ὥρα ne peut avoir ici une signification temporelle. Mais, dit-il : « Uocabula temporis non raro poni solent pro uocabulis rerum, quae accidunt et eueniunt certo quodam tempore, ut apud Hebraeos… ita etiam apud Graecos et Latinos, in partem fere malam… Iam uerba ἀδυνάτως ἔχειν et αἰφνίδιος ostendunt ὥραν non significare partem diei, sed casum, maxime cum sequatur συμπτώματος ἀνασφῆλαι… Ὥρα αἰφνίδιος igitur est casus, quo quis oppressus est subito et repente : et qui oppressus casu aliquo repentino est, ita ut defectus sit omnibus uiribus, is dicitur ἔκ τινος ὥρας αἱφνίδιου ἀδυνάτως ἔχειν (cité par Bekker IX, p. 164, note).
  3. Si le texte n’est pas corrompu, l’emploi du pluriel (τὰς ἁφάς) est ici fort étrange et n’est pas usité pour traduire « le sens du toucher ». Aussi cette signification nous paraît bien douteuse, d’autant que l’idée ne serait pas introduite ici très naturellement. Peut-être faut-il donner au terme une extension plus large, et il est possible que la partie soit prise pour le tout, le toucher, pour l’ensemble des sens. — D’autres interprètes, Pircanerus, Wolff, Serranus, traduisent d’une façon plus vague : « il avait repris ses forces », recuperatis uiribus, collectis uiribus, interdum hominem iam uires recepisse… Συνειλεγμένον τὰς ἁφὰς est, en effet, expliqué par les mots qui suivent (τῷ σώματι ῥωμαλέον), et s’oppose à l’expression ἀδυνάτως ἔχει (b, 6).
  4. La doctrine que l’âme, et non le corps, constitue l’homme est exposée dans Alcibiade I, 130 a, b, c.
  5. Cf. Platon, Phédon, 82 e : τὴν ψυχὴν… διαδεδεμένην ἐν τῷ σώματι καὶ προσκεκολλημένην, ἀναγκαζομένην δὲ ὥσπερ διὰ εἰργμοῦ… 62 b : …ὡς ἔν τινι φρουσᾷ ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι. — Dans le Timée de Locres, on trouve des expressions analogues à celles de l’Axiochos, mais qui sont plutôt à l’éloge du corps : ἁ γὰρ φύσις οἷον ὄργανον ἁρμόξατο τὸ σκᾶνος, ὑπακοῦόν τε εἶμεν καὶ ἐναρμόνιον ταῖς τῶν βίων ὑποθέσεσι (104 d). Le terme σκῆνος, pour désigner le corps, est du vocabulaire de Démocrite (Diels, Die Frag. der Vorsok. II, 55 B, 187).
  6. Cf. Apologie, 18 b ; 34 e.
  7. Cf. Cratyle, 384 b ; Hipp. Maior, 282 c.
  8. Épicharme est un poète comique du vie siècle. Il passe pour avoir exprimé dans ses écrits la philosophie de son temps. Le fragment cité dans Axiochos n’est peut-être pas cependant authentique (Diels4 I, 13 b, 30 et p. 116, rem. 6).
  9. Le pédagogue était ordinairement un esclave. Chargé d’accompagner l’enfant à l’école, à la palestre ou aux cérémonies publiques et de veiller sur sa conduite, il avait le droit de le corriger, même par des châtiments corporels. Cf. O. Navarre, art. Paedagogus, in Dictionnaire des Antiquités… IV, 1, p. 272.
  10. Le grammatiste était le maître de lecture et d’écriture.
  11. Le pédotribe était chargé de l’éducation physique des éphèbes (Voir la notice, p. 126).
  12. Le rôle du κριτικός était peut-être de faire l’exégèse des textes. Il semble avoir été une sorte de professeur de littérature (Cf. Gudeman, art. κριτικός in Pauly-Wissowa, 112, 1912).
  13. D’après Couvreur (art. cit., p. 77), il s’agit, sans doute, des hoplomaques, c’est-à-dire des maîtres qui enseignaient aux éphèbes les mouvements et les coups pratiqués dans les combats d’hoplites (cf. Platon, Lois, VII, 814 e).
  14. Le cosmète était le chef des éphèbes. Il était choisi par le peuple (Cf. Aristote, Constitut. d’Athènes, 42).
  15. Magistrats à qui était confiée la surveillance des éphèbes. Sur la façon dont ils étaient choisis et la nature de leur fonction, cf. Aristote, Const. d’Ath., 42. — Toute la description des contraintes que l’on fait subir à l’enfant et au jeune homme pourrait avoir été inspirée par une page du Protagoras (325 c-326 c). Malgré la différence des textes, on ne peut s’empêcher de remarquer de réelles analogies.
  16. Cf. Platon, Lois, I, 646 a : οὐ μόνον ἄρ’, ὡς ἔοικεν, ὁ γέρων δὶς παῖς γίγνοιτ’ ἄν, ἀλλὰ καὶ ὁ μεθυσθείς. — Voir aussi, Aristophane, Nub., 1417 :
    ἐγὼ δὲ γ’ ἀντείπομ’ ἂν ὡς δὶς παῖδες οἱ γέροντες.
  17. Sur les deux légendes d’Agamède et Trophonios et des fils de la prêtresse d’Argos, cf. la notice, p. 130. La source première de la légende concernant les constructeurs du temple d’Apollon est peut-être Pindare (fr. 26) ; celle concernant la prêtresse d’Argos est Hérodote I, 31. Mais l’auteur d’Axiochos emprunte son récit à des traditions plus récentes, probablement à Crantor.
  18. Iliade, XXIV, 525.
  19. Ibid., XVII, 446-447.
  20. Odyssée, XV, 245-246.
  21. Euripide, Cresphonte, pièce dont il ne reste que des fragments. Le passage d’où ce vers est tiré se trouve dans Euripidis Fragmenta, édit. Didot, p. 728, X. Cicéron l’a traduit : « Qua est sententia in Cresphonte usus Euripides :

    Nam nos decebat, coetus celebrantes, domum
    Lugere, ubi esset aliquis in lucem editus,
    Humanae uitae uaria reputantes mala.
    At qui labores morte finisset graues
    Hune omni amicos laude et laetitia exsequi.
     »

    Et il ajoute : « Simile quiddam est in Consolatione Crantoris » (Tuscul. I, 48).

  22. Bias est un des sept sages de la Grèce. Son nom se trouve sur toutes les listes, et, avec Thalès, Pittacos et Solon, il est un des ὡμολογημένοι σοφοί. Les mots qu’on lui attribue sont, la plupart, des proverbes populaires dont il n’était pas l’auteur. Quelques-uns doivent être certainement restitués à Bion (Cf. Crusius, art. Bias, in Pauly-Wissowa, 31, 383-389).
  23. Miltiade, après une expédition malheureuse contre Paros, fut condamné à une amende de cinquante talents ; ne pouvant l’acquitter, il fut emprisonné et mourut bientôt. — Thémistocle fut banni par ostracisme en 470 et mourut en exil. — Éphialtès, ami de Périclès, devint chef du parti démocratique et travailla à diminuer les pouvoirs de l’Aréopage (vers 462/1). Il fut assassiné (cf. Aristote, Const. d’Ath., XXV ; Plutarque, Périclès, X).
  24. Allusion à la condamnation des généraux vainqueurs aux Arginuses en 406 (Cf. Platon, Apologie, 32 b ; Xénophon, Hell. I, 7 ; Mém. I, 1, 38).
  25. Cousin d’Alcibiade. Le rôle qu’il joua au procès des généraux est raconté par Xénophon, Hell. I, 7, 12 et suiv.
  26. C’est-à-dire à propos de chimères. — Feddersen (op. cit., p. 5, note) prétend que l’expression τοῦ Κενταύρου est inintelligible et que l’auteur a dû songer à un centaure déterminé, par exemple au plus connu, Chiron. Aussi propose-t-il de lire : ἢ Χείρωνος τοῦ Κενταύρου. La correction me paraît absolument inutile. L’auteur a pu fort bien penser à la notion même de Centaure qu’il juge absurde. Aristote, dans les Analytiques postérieures, ne pose-t-il pas la question : si le Centaure ou la divinité existent (Β, 1, 89 b, 32) ?
  27. L’auteur sait parfaitement que le voile du dialogue est transparent pour ses lecteurs. Les thèses épicuriennes qu’il vient de développer sont de véritables rabâchages d’école à l’époque où il écrit.
  28. Plusieurs critiques croient qu’il y a une lacune à 370 b après le mot αἰσθήσει, sans quoi l’expression πρὸς τῷ πολλοὺς serait inexplicable (v. g. Buresch, p. 14 ; Immisch, p. 39). Mais, comme l’a justement remarqué Brinkmann (op. cit., p. 447), l’hypothèse est superflue. L’argument qui suit la lacune supposée, constitue, en fait, un λόγος περὶ τῆς ἀθανασίας, comme les précédents, et la phrase πρὸς τῷ… doit s’entendre ainsi : en plus des nombreux discours qui existent au sujet de l’immortalité de l’âme, ajoutons celui-ci… Sur le sens des termes πρὸς τῷ cf. Platon, Phédon, 106 c ; Lois, VI, 764 a.
  29. Le terme πνεῦμα, contrairement à l’usage platonicien, a ici un sens spirituel. Pour Platon, le, mot garde toujours sa signification matérielle primitive. La doctrine qui établit un rapport entre πνεῦμα et ψυχή remonte, sans doute, à Xénophane qui, le premier semble avoir identifié les deux (Diog. L. IX, 19). Il fut suivi par Épicharme et Euripide Cf. Rohde 8, {Psyché, II, 258 n. 3). Les stoïciens ont largement développé la notion de πνεῦμα (Diog. L. VII, 157), ainsi que la croyance à la divinité de l’esprit. Sénèque, par exemple, écrira : « Sacer intra nos spiritus sedet… in unoquoque uirorum bonorum quis deus incertum est, habitat Deus » (Ep. 41, 2) et dans Ep. 66, 12 : « Ratio autem nihil aliud est quam in corpus humanum pars diuini spiritus mersa ».
  30. L’existence de ce personnage est attestée par Hérodote VII, 72. Il était un des chefs de l’armée de Xerxès. Mais le fait de son envoi à Délos, affirmé seulement par l’auteur du dialogue, reste douteux. Quant à l’existence du mage, elle est très problématique (Cf. Swoboda, art. Gobryas, in Pauly-Wissowa, 72, p. 1151, 2 et 4).
  31. Apollon et Artémis.
  32. Peuple fabuleux qui se rattache au culte d’Apollon. Les anciens le situaient à l’extrême Nord, sur les monts Rhipéens ou, surtout à une époque plus tardive, dans le Sud-Est. Hérodote (IV, 32-36) met déjà en doute l’existence de cette peuplade dont les poètes chantaient le bonheur et la vertu. Il est intéressant de noter que les Pythagoriciens aimaient à rappeler les légendes hyperboréennes et dénommaient même leur maître Απόλλων Ὑπερβόρειος (cf. Mayer, art. Hyperboreer, in Ausführliches Lexicon der Griechischen und Römischen Mythologie, édité par Roscher).
  33. M. Chevalier fait remarquer que, dans cette description, tous les traits nous sont connus par les poètes, les inscriptions, les écrivains d’inspiration mystique, et il reproduit un texte de Plutarque (de Anima, cité par Stobée, Floril. 120, 38) où presque tous ces détails sont rassemblés. Plutarque compare l’initiation à la mort et montre que, dans les deux cas, l’âme passe par les mêmes épreuves pour arriver au même bonheur (Chevalier, op. cit., p. 91).
  34. L’expression γεννήτης doit signifier qu’Axiochos entre dans la famille des dieux par l’initiation.