Comment le film “Les Suffragettes” a divisé les féministes

Hélène Quanquin, historienne spécialisée dans les mouvements féministes aux Etats-Unis, donne une conférence, jeudi 14 décembre, sur la complexité des liens entre droits des femmes et cinéma. Avant-goût avec un film qui, à sa sortie, fût accusé de “white washing”.

Par Camélia Echchihab

Publié le 13 décembre 2017 à 19h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h37

Ce jeudi à 12h30 au MK2 Bastille, Hélène Quanquin donne une conférence sur le droit des femmes au cinéma, dans le cadre du cycle « La Sorbonne Nouvelle fait son cinéma ». Du film muet Where are my children (1916) au film iranien The Day I Became a Woman (2000) en passant par le très récent Battle of the Sexes (2017), elle fera un panorama des films les plus emblématiques des mouvements collectifs et des figures féministes. En avant goût, elle revient pour Télérama sur le film Les Suffragettes, qui, à sa sortie en 2015, avait suscité la polémique.

Pourquoi avoir choisi Les Suffragettes dans votre panorama sur le droit des femmes à l’écran?

Ce film raconte les dernières années de combat pour le droit de vote en Angleterre, obtenu en 1918. L’action se passe en 1912. Il mélange des personnages historiques qui ont vraiment existé, comme celui d’Emmeline Pankhurst (Meryl Streep), une des fondatrices du courant suffragiste en Angleterre, et des figures fictives représentatives de l’époque. Le point important du film, c’est qu’il ne montre pas seulement la participation des femmes de la classe aisée dans la lutte, mais aussi de la classe ouvrière. Il y avait une alliance entre classes sociales, alors qu’elles n’avaient pas les mêmes intérêts : les femmes qui travaillaient étaient par exemple plus concernées par les conditions de travail et les salaires. C’était aussi un moment où les actions étaient plus publiques, parfois violentes: les suffragettes mettaient parfois le feu, cassaient des vitres…Elles voulaient prendre l’espace public d’assaut. Il y a notamment une scène où une femme se fait arrêter par la police, lors d’un happening. En prison, elle entame une grève de la faim et les policiers la nourrissent de force. Elles n’exposaient pas leur seins comme les Femen aujourd’hui, mais elles voulaient tout de même attirer l’attention. Le film reproduit par exemple le moment historique de 1913, où l’une des suffragette, Emily Davison, meurt en se jetant sous les sabots d’un cheval, lors d’une course hippique. 

Quel est votre regard d’historienne sur ces grosses productions ?

Dans ces films, il y a une vision plus romantique des mobilisations collectives : ça se prête bien au grand public. Les moins gros budgets ou les documentaires sont plus complexes et plus subtils. La réalisatrice a, par exemple, choisi de ne pas montrer de femmes indiennes parce qu’elle trouvait que c’était trop compliqué. Dommage, ça aurait rajouté une autre dimension. Ca me rappelle ce qu’a dit Sofia Coppola sur son dernier film, Les Proies, qui se déroule pendant la guerre de sécession. Il n’y a pas de noirs dans le film, et elle le justifie par le même argument du « on ne peut pas tout dire »: à savoir c’est une question à traiter en soi, à laquelle on ne peut pas faire simplement allusion dans le film. Le problème, c’est que ça exclut souvent les mêmes personnes.

“The personal is political”

Le film de Robert Redford, The Conspirator, sur l’assassinat de Lincoln, a mis des historiens très en colère, parce qu’il ne mentionne à aucun moment que ceux qui ont comploté contre le président étaient pro-esclavage. Après, la fiction peut aussi avoir des avantages. Dans Battles of the Sexes, sorti dernièrement, le fait de représenter la vie personnelle des personnages, croisée avec le grand moment historique du match entre Bobby Riggs et Billie Jean King, permet de raconter d’autres réalités. C’est une façon d’exprimer un slogan féministe de l’époque : « the personal is political » (« le personnel est politique »). 

Il y a eu une grosse polémique autour de la promotion du film en 2015…

Les quatre actrices principales, Carey Mulligan, Meryl Streep, Anne-Marie Duff et Romola Garai ont porté un t-shirt, pendant la promotion du film, sur lequel on pouvait lire une citation du personnage de Emmeline Pankhurst, leader des suffragettes: « I’d rather be a rebel than a slave » (« je préfère être une rebelle plutôt qu’une esclave »). C’est une phrase tirée d’un vrai discours de l’époque et qui a scandalisé beaucoup de monde à la sortie du film. D’abord, parce que la métaphore de l’esclavage pour décrire la condition des femmes, notamment des femmes blanches dans le film, est très malheureuse. Le mot « rebel » est également mal choisi parce qu’il désignait les sudistes pro-esclavage pendant la guerre de sécession. C’est une phrase historiquement correcte qui, sortie de son contexte, n’est pas appropriée. Aussi, il y a eu beaucoup de femmes indiennes qui se sont battues en Angleterre pour le droit de vote : elles ne sont pas représentées dans le film. Le film a beau être intéressant pour sa représentation fidèle à l’histoire au niveau de la diversité sociale, il reste un point aveugle sur la diversité ethnique. 

L’intersectionnalité, c’est-à-dire, la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de discrimination dans une société, n’a pas toujours été bien traitée par le mouvement féministe ?

Le mouvement féministe s’est institutionnalisé et construit autour de femmes blanches. Il a aussi parfois utilisé l’idéologie raciste, suprémaciste, impérialiste pour servir sa cause. Dans les années 60, les femmes blanches de la classe moyenne se sont appropriées le mouvement. Il a fallu qu’il y ait des contre-mouvements pour que le féminisme porte d’autres voix que celles des femmes blanches. Le féminisme s’est construit par l’inclusion et l’exclusion: qui sont les femmes dont le féminisme parle? Parfois, c’est très flou.

De quoi ce débat est-il révélateur?

Une chose est sûre: cette polémique n’aurait pas eu lieu il y a vingt ans, car les gens n’avaient pas la même conscience politique. Les mots ont un sens, les images aussi. Il faut avoir ce type de discussions, ce n’est pas anodin. La polémique est révélatrice des limites, des divisions d’un certain mouvement féministe sur la question de la représentation, de la diversité, de l’universalisme. Le white washing existe encore: on fait parfois jouer des personnages d'origine ethnique ou raciale diverse par des acteurs/actrices blanc.he.s). On est dans une période où l’on se pose beaucoup la question de la diversité, le contexte politique et social s’y prête beaucoup : l'élection de Donald Trump, le mouvement Black Lives Matter aux Etats-Unis, les débats sur les espaces « réservés » à des participant.e.s issu.e.s des minorités... D’ailleurs, le mot féminisme vient d’être élu « mot de l’année » par un dictionnaire américain, tant les recherches liées au sens de ce mot ont augmenté cette année.


A VOIR

conférence Le droit des femmes à l'écran a lieu jeudi 14 décembre à 12h30 au MK2 Bastille, 4 Boulevard Beaumarchais, 75011 Paris

https://www.facebook.com/events/1361525107217763/

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