Ce 21 juin 1999, un visiteur un peu spécial rôde dans les couloirs de l'Electronics Entertainment Expo (E3), le grand rendez-vous annuel des professionnels du jeu vidéo à Los Angeles. Mal rasé, le cheveu en bataille, Steven Spielberg arrive sur le stand de l'éditeur français UbiSoft. Et se met, joystick en main, à jouer à Rayman. Avec un nez qui ressemble à une patate, des mains de quatre doigts qui s'agitent dans tous les sens, on dirait un petit garçon perdu dans une forêt peuplée de fées et de lutins. Au bout d'un quart d'heure, Spielberg repart, un jeu Rayman sous le bras, jurant qu'il s'agit là du «meilleur jeu du Salon»! Et promet qu'il y jouera avec ses deux enfants dans sa maison en Californie. A une dizaine de mètres de là, Michel Ancel, créateur du jeu français le plus vendu dans le monde (plus de 7 millions d'exemplaires depuis 1994), exulte.

Décembre 2000, changement de décor. A quelques rues de l'Opéra de Montpellier, les 25 salariés du studio de création Ubi Pictures travaillent dans une ancienne ferme. Michel Ancel, maître des lieux et responsable de la création chez UbiSoft, a beau toucher des royalties, en plus de son salaire, pour chaque jeu Rayman vendu, il vient seulement de s'offrir une Scénic bleu nuit, après treize ans de scooter. «Difficile et précaire au départ, ce nouveau métier permet de toucher le jackpot dès qu'un jeu cartonne», explique Ancel. C'est dans cette ville que cet homme de 28 ans et père de quatre enfants a attrapé le virus. Adolescent, il passe ses soirées avec Pong, le premier jeu vidéo de l'Histoire, grâce à Vidéopac, un clavier géant branché sur le téléviseur.

C'est au cours d'un dîner familial qu'il craque et supplie ses parents: «Donnez-moi un ordinateur, et je vous promets de trouver du travail.» Il pianote alors sur son clavier avec une seule envie: programmer un jeu qui soit autre chose qu'une course automobile ou une simulation de combat. Il met alors au point des jeux de réflexion, tel The Teller. A défaut d'atteindre des records de vente, ces créations lui permettent de se faire remarquer par UbiSoft, qui l'embauche à 17 ans et l'envoie d'abord à Paris, puis en Bretagne en 1990.

Là, il esquisse sur papier une ébauche de Rayman, un sauveur du monde affublé d'un foulard à la Lucky Luke. «Comme j'avais envie d'un personnage capable de courir, nager et s'agiter dans tous les sens, je l'ai dessiné sans bras ni jambes, ce qui le rend plus facile à mettre en scène.» Les mains et les pieds du héros sont au contraire très clairs pour que les mouvements soient bien visibles à l'écran. Voilà pour le personnage.

Chaque épisode - il y en a eu trois jusqu'ici - est précédé d'un story-board. Une vingtaine de dessinateurs esquissent les plans. Pour les plus difficiles, le flanc d'une montagne par exemple, une équipe composée d'anciens architectes dresse une fausse façade avec de la pâte à modeler. Une caméra filme alors la colline miniature sous tous les angles, avant d'intégrer les plans dans le jeu.

Après ce jeu accessible à partir de tous les supports - Nintendo 64, PlayStation, Dreamcast, Gameboy, et cédérom ludo-éducatif depuis peu - Ancel continue de douter. «Ce qui m'a manqué dans ma carrière, c'est de pouvoir prendre modèle sur des anciens. Il n'en existe pas assez dans le jeu vidéo, à l'inverse du jazz, par exemple, où les ?grands?, d'Armstrong à Gershwin, ont inspiré de jeunes auteurs.» Aujourd'hui, ce créateur fou de contes chinois est lui-même déjà un «grand»: après Rayman, Ancel se lance déjà dans la création d'un nouveau personnage. Une femme, cette fois, dont on sait juste qu'elle est reporter. Et son arrivée sur les écrans est prévue pour 2002.