Diplômé de l’école des Beaux-Arts de Lausanne, ce Neuchâtelois de 58 ans a produit de nombreux films expérimentaux et documentaires, dont «Je suis Femen», prix du jury du festival Visions du Réel, à Nyon. En route vers Paris pour aider la famille d’Oksana à rapatrier son corps en Ukraine, Alain Margot s’est confié au Temps sur la personnalité de cette femme, son attachement à la Suisse et le lien particulier qui les unissait.
Le Temps: Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Oksana au départ?
Alain Margot: La première fois que je suis parti en Ukraine, c’était pour réaliser un Temps présent sur les Femen. Oksana habitait encore avec sa mère et son frère dans un village et faisait des allers-retours à Kiev, le temps d’une action. Elle s’est ensuite installée pour de bon dans la capitale. J’ai eu l’idée de faire tout un long métrage sur elle. Cette fille que je ne connaissais pas m’a impressionné! Elle préparait seule tous les panneaux, c’est elle qui peignait les corps de ses camarades. On s’est de suite super bien entendus. On avait ce même genre d’humour noir anglais (rire).
Comment avez-vous réagi à l’annonce du décès d’Oksana?
C’est horrible. Elle devait venir la semaine prochaine en Suisse. Quand on s’est parlé la semaine passée, elle avait l’air d’aller plutôt bien. Oksana avait déjà fait une tentative de suicide il y a deux ans, mais sa situation n’était pas la même. Alors, elle n’avait pas de droit d’asile en France et vivait dans un squat. Depuis un an, elle s’était trouvé un petit appartement-atelier et avait intégré l’Ecole des beaux-arts de Paris. Elle disait qu’elle avait au moins un endroit où elle pouvait peindre. Tout se passait bien. Son professeur lui a même dit qu’elle était la meilleure de la classe. C’est fou! Quand j’ai vu la dernière lettre-peinture [portant l’expression «You are fake», ndlr] qu’elle a laissée avant de mourir, ça m’a fait rire, car un jour elle m’avait dit «Tu sais, ils sont tous fake… Sauf toi Alain.»
Est-ce que vous avez reçu des messages?
Oui, énormément. On avait gagné le Prix du public à Liège, et des Belges m’ont envoyé des centaines de mots pour me dire qu’elle était la plus belle rencontre qu’ils avaient faite. Mais c’est horrible pour moi de lire tout ça. Il y a aussi des gens qui m’écrivent pour me dire qu’étant donné qu’elle ne croyait pas en l’Eglise, c’est bien qu’elle meure. Là, je pars à Paris, car la mère et le frère d’Oksana sont en Ukraine et n’ont pas les sous pour venir. Je ne sais pas comment on va faire.
Oksana venait-elle souvent en Suisse?
La dernière fois, c’était au mois de mai. Elle venait tous les deux mois chez moi, à La Chaux-de-Fonds, aimant s’y ressourcer. Comme elle n’avait pas d’argent, je lui payais les billets. Elle s’entendait bien avec des gens d’ici. Je lui avais construit un bar, pour elle et ses amies ukrainiennes, dans ma fameuse «maison hantée».
Elle était gaie, avait toujours mille idées en tête. Mais c’était surtout l’une des activistes les plus fortes
Vous avez l’air très proche d’elle. Quelle relation entreteniez-vous avec Oksana?
Elle était comme une muse pour moi. On a bossé ensemble pendant trois ans en Ukraine pour le long métrage et je suis devenu son ami de confiance. Elle me racontait tous ses problèmes. Après, ses moments sombres lui appartenaient. Pendant la finale de la Coupe du monde, elle s’est marrée quand les Pussy Riot ont fait leur action et que Mbappé a tapé dans les mains de l’une d’elles. Je me suis dit qu’elle était en forme.
Vous l’avez côtoyée pendant des années, pour vous, quelle est sa vraie nature?
Elle était gaie, avait toujours mille idées en tête. Mais c’était surtout l’une des activistes les plus fortes. On la surnommait «le petit singe», car c’était elle qui montait sur les barrières pour attacher les panneaux. C’était vraiment quelqu’un de bien. Ce qui m’a surtout touché chez elle, ce sont ses icônes. Les dernières qu’elle a peintes à Paris sont incroyables. Si elle les montrait en Russie, c’est sûr qu’elle serait en taule. Depuis qu’elle s’était fait virer de Femen France, elle voulait continuer à s’exprimer. Elle voulait changer, se reprendre en main, et la peinture était bien pour cela. Elle transmettait ses critiques par le biais de ses icônes, défendait ses causes, combattait l’injustice.
Aviez-vous encore des projets avec elle?
Je voulais faire un deuxième film pour montrer ce que sont devenues les Femen. Je voulais me concentrer sur Oksana et son travail artistique. On a déjà commencé, mais bon… Autrement, nous voulions faire un petit court métrage sur la Vouivre du Jura. Elle aurait dû la jouer (rire). L’idée nous est venue quand nous sommes allés acheter de l’absinthe dans le Jura. Il y avait une vouivre sur l’étiquette de la bouteille et je lui avais expliqué la légende de cette femme qui envoûte les hommes. Elle a tout de suite voulu qu’on en fasse quelque chose.
Quels moments forts avec elle résonnent encore dans votre esprit?
Quand les Femen se sont fait enlever en Biélorussie après leur action contre le dictateur Alexandre Loukachenko. Elles ont été emmenées dans les bois et nous n’avons pas eu de signe de vie pendant trois jours. On était sûr qu’elles étaient mortes. Quand on a enfin eu des nouvelles, on est allé les chercher. C’est le meilleur souvenir. Oksana était crevée et quand elle m’a vu, elle m’a dit: «Alain, bon anniversaire!» Elle n’avait pas oublié le jour! Un autre souvenir marquant se passe en Espagne, en 2015, quand nous faisions le tour des festivals. C’était tellement beau de voir toutes ces anciennes militantes anti-franquistes. C’était intense et c’est là qu’elle m’a dit: «J’aurais mieux fait de demander mon asile en Espagne.» (Rire.) Oksana sera toujours dans mon cœur! J’ai plus de 2000 photos, des rushs vidéo et des souvenirs. J’essaie d’ouvrir toutes mes boîtes et c’est très dur. Pour l’instant, je ne suis pas encore prêt.