David Javet
Chercheur en études japonaises
et cultures numériques,
Université de Lausanne
16
17
Première
partie
Le manga
d’Osamu
Tezuka
Le manga d’Osamu Tezuka
18
Fig. 1
Metropolis, Osamu Tezuka.
Couverture, 15 septembre 1949.
Pop Art, mon Amour
Esquisses d’un homme et de son œuvre
19
Ce que l’on caractérise aujourd’hui par le terme
« manga » est en fait multiple et fluctuant. S’agit-il d’un
style artistique, d’une technique narrative, d’une forme
éditoriale ou d’un mode de production ? Le mot luimême — que l’on traduira littéralement par « image pour
le plaisir » — réfère d’ailleurs à des objets divers. Pour
éviter les interprétations erronées, nous restreindrons
notre propos à ce que certains désignent comme le
manga « moderne », c’est-à-dire les bandes dessinées
qui font leur apparition au Japon à partir de la fin de la
Seconde Guerre mondiale, au cours de la période d’occupation du pays par les Forces Alliées (1945–1952).
Quant à notre point de départ, ce sera l’œuvre très riche
d’Osamu Tezuka (1928–1989)1, celui-là même que l’on
considère comme un des artisans les plus influents de
la forme « moderne » du manga. Cependant, il apparaît immédiatement difficile de condenser la très prolifique carrière d’Osamu Tezuka dans un texte long et
continu qui en suivrait l’évolution, de ses débuts lors de
la période d’occupation alliée du pays jusqu’en 1989,
année de sa mort. En effet, les productions de Tezuka
résonnent avec l’histoire du Japon de la seconde moitié du XXe siècle — et nous aident par ailleurs à en circonscrire les problématiques principales. Dans une
plus large mesure, l’analyse des œuvres d’Osamu
Tezuka nous permet de discuter de la situation des
mangas au Japon et à travers le monde, de leurs
modes de production et de consommation, de leurs
aspects économiques, des enjeux socio-politiques de
leurs représentations et, finalement, des phénomènes
syncrétiques qu’ils convoquent. Il s’agit toutefois de ne
pas se limiter à réfléchir aux aboutissements de son
œuvre, mais aussi de citer — afin de contextualiser son
travail — ses influences et les créateurs qui l’ont précédé. Nous le précisons dans les lignes qui suivent, car
le manga « moderne » n’a pas commencé avec Osamu
Tezuka : ce dernier en a par contre raffiné la forme,
développé les thématiques et il a ouvert la voie à de
nombreux auteurs.
Nous avons choisi de concevoir la présente partie en
délimitant des « vignettes » thématiques qui abordent
différentes facettes de la carrière de Tezuka et, plus
généralement, de l’histoire de l’industrie du manga
d’après-guerre : c’est pourquoi notre enquête ne se
restreint pas au manga sous sa seule forme de livre
imprimé. Nous considérons aussi l’ensemble de ce qui
compose la production associée à cette industrie, soit
les formes et les supports, le marketing, le rythme de
production et la figure de l’auteur ; le lecteur peut ainsi
suivre la réflexion au gré des planches originales du natif
de Toyonaka que la Tezuka Productions Company nous
a aimablement permis de reproduire ici. L’approche
préconisée nous autorise par conséquent à aborder plus
méthodiquement des éléments a priori épars qui, une
fois réunis, composent ce que nous pourrions appeler
la « Galaxie manga ».
Le manga : une histoire de formats, de supports
et de circulation
L’histoire des mangas au cours de la seconde moitié du
XXe siècle est profondément marquée par l’histoire des
supports, des formats et des modes de distribution mis
en place par les éditeurs. En tant que productrices d’objets culturels populaires, les maisons d’édition ont rapidement développé des modèles favorisant la rentabilité,
la circulation et la participation du lectorat. Ces modèles
privilégiés vont déterminer la forme du récit (histoires
courtes dans le même univers ou feuilletons dans plusieurs univers), l’esthétique (du noir-blanc pour favoriser
la vitesse de production par exemple) et la « matérialité » (petit format, impression de moyenne à mauvaise
qualité, bas prix). À bien des niveaux, écrire une histoire
du manga consiste à raconter l’histoire des pratiques
éditoriales au Japon — et ailleurs — , ainsi que celle des
différents supports utilisés pour conter, pour illustrer et
pour échanger.
Durant les ères Meiji (1868–1912) et Taishō (1912–1926),
la mutation du manga s’opère au travers de l’importation et de l’appropriation des formes élues par la presse
américaine, anglaise et française. Les mangas circulent
alors dans la presse japonaise, généralement sur le
mode de la caricature et de la satire. On les retrouve
sous forme courte dans des magazines et des journaux
à vocation politique — destinés à un public adulte —,
mais, dès 1908, Rakuten Kitazawa (1876–1955), un des
premiers caricaturistes de presse nippon, fonde un
magazine de manga destiné à un jeune public, Furendo
(entendez Friend 2). Suite au fort succès de cette publication, Dai-Nippon Yūbenkai Kōdansha — actuellement
le géant de l’édition Kōdansha — reprendra le concept
et diffusera le magazine pour jeunes hommes Shōnen
Club (Le Club des garçons) qui, par la suite, et chez le
même éditeur, donnera naissance à un magazine destiné aux filles (les années 1920 sont un moment important au Japon pour les droits de la femme). Il s’avère
que ces événements vont contribuer à bâtir les fondations de ce qui constituera bientôt le pilier central de
la publication des mangas : les magazines hebdomadaires ou mensuels. Au demeurant, et parallèlement au
développement de cette nouvelle branche du secteur
de l’édition, Ippei Okamoto (1886–1948), du quotidien
Asahi, s’autoproclame « manga-kisha » — c’est-à-dire
« journaliste manga » — et fonde la première association
2.
1.
Contrairement à l’habitude japonaise, et pour faciliter la lecture,
nous présenterons les auteurs en donnant leur prénom, puis leur
nom.
Régulièrement, les titres des publications auxquels nous faisons
référence retranscrivent en syllabaires japonais des mots d’origine
étrangère. Nous les ramènerons dès lors à leur forme originelle
(Jyanpu deviendra donc Jump).
Le manga d’Osamu Tezuka
des auteurs de mangas, les réunissant ainsi sous cette
dénomination. On voit ainsi à quel point le manga
« moderne » s’est tout d’abord élaboré non pas dans
les milieux artistiques, mais bien journalistiques ; il est
davantage à considérer comme un commentaire sur la
société qu’un récit fantaisiste de divertissement gratuit.
Par la suite, Shōnen Club va accueillir avec succès Norakuro (dès 1931)3, un manga qui raconte de
manière comique l’ascension dans les rangs militaires
de Norakuro, un chien anthropomorphisé paresseux.
Cette histoire commence à être publiée en 1931, la
même année que l’invasion de la Mandchourie par l’armée impériale japonaise. Son auteur est Suihō Tagawa
(1899–1989), un ancien militaire. Norakuro est parfois
interprété comme une œuvre fascisante pro-militariste :
il est toutefois important non seulement de replacer le
récit dans son contexte (la guerre sino-japonaise, puis
la guerre du Pacifique), mais aussi de décrypter derrière
le personnage maladroit et paresseux de Norakuro
une critique dissimulée de l’impérialisme aveugle de
l’époque. N’oublions pas que l’effort de guerre a aussi
été accompli par Mickey Mouse et Donald Duck ! La
publication du manga se prolonge jusqu’à la censure
gouvernementale de 1941, pour être ensuite reprise
après la guerre. Malgré cet arrêt, Norakuro construira
un récit continu sur de nombreuses années et constitue ainsi le manga sérialisé le plus important précédant
ceux d’Osamu Tezuka.
Rakuten Kitazawa, Ippei Okamoto et Suihō Tagawa sont
tous les trois des prédécesseurs illustres d’Osamu
Tezuka, qui non seulement ont influencé son approche
de la forme « manga » mais qui surtout ont été les pionniers des modes de distribution et de production qu’il
va utiliser au début de sa carrière d’auteur professionnel. On s’aperçoit donc que le travail de Tezuka va, d’une
part, prolonger des structures éprouvées et, d'autre
part, chercher à les renverser — « redéfinissant » ainsi
le manga à l’aide de son propre style. Dans les années
1940–1950, bien que Tezuka et ses contemporains — tels
que Sakyō Komatsu (1931–2011) — aient placé au centre
des premiers mangas de l’après-guerre une forme de
récit sur plusieurs pages, voire plusieurs chapitres, qui
se rapproche des comic books américains des mêmes
années, il s’avère qu’un manga peut tout autant se composer d’une case, d’une page, ou, à l’instar des comic
strips, de quatre cases : le très populaire Sazae-san
(1946–1974), de Machiko Hasegawa (1920–1992), en est
l’exemple le plus connu.
Il est à noter que cette malléabilité formelle des récits
est un des invariants qui, dès le début du XXe siècle,
caractérise la production des mangas : la première
3.
Nous référerons aux différentes productions japonaises citées par
leur titre original, puis indiquerons entre parenthèses la traduction
(si elle existe). Dans le cas contraire, nous proposerons une traduction littérale.
décennie du XXIe siècle, par exemple, a vu les mangaka
(auteurs de manga) proposer de nouvelles configurations pour s’adapter aux supports de lecture numériques. L’arrivée et la popularisation au Japon des
smartphones et des tablettes de lecture ont ainsi donné
naissance à des récits que l’on déroule de haut en bas
sur l’écran tactile ; il a alors fallu repenser l’agencement des cases et dessiner des mangas spécialement
conçus pour ces nouveaux supports technologiques.
Ajoutons également que certains auteurs contemporains, pour contourner les contraintes imposées par les
grands éditeurs papier, publient dans des magazines en
ligne. C’est notamment le cas de Tetsuya Tsutsui avec
Yūgai Toshi (Poison City, dont la publication a couru de
2014 à 2015), une œuvre qui aborde avec subtilité la
question de la censure gouvernementale et fait directement référence à la tristement célèbre Comics Code
Authority, le comité de censure qui a imposé aux comics
américains de respecter les idéaux du maccarthysme.
De fait, des auteurs comme Tetsuya Tsutsui se font les
héritiers de la branche indépendante du manga, réunie
dans le magazine mensuel Garo (1964–2002) ↳ Fig. 2 ,
Fig. 2
Garo, éd. : Seirindō,
no 17, janvier 1966.
qui a provoqué de grands changements dans l’esthétique et les thématiques abordées et ce, dès le milieu
des années 1960 : les récits, plus politiques, sont destinés à un public adulte. L’esthétique, quant à elle,
s’éloigne de la forme canonisée par Osamu Tezuka pour
se faire expérimentale. Ce dernier va d’ailleurs s’inspirer, avec moins de succès, de ce nouveau mouvement
pour créer, lui aussi, un magazine similaire, COM (dès
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Pop Art, mon Amour
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Fig. 3
Metropolis, Osamu Tezuka,
15 septembre 1949.
Le manga d’Osamu Tezuka
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Fig. 4
Fig. 5
Astro Boy: Frankenstein, Osamu Tezuka.
Frontispice pour le magazine Shōnen,
novembre 1952.
Fig. 6
Astro Boy: Test Pilot, Osamu Tezuka.
Couverture pour le volume supplémentaire
du magazine Shōnen, septembre 1956.
Next World, Osamu Tezuka.
Couverture, 10 janvier 1951.
Pop Art, mon Amour
conséquent apparaître de nombreux auteurs qui vont
exclusivement travailler à fournir des nouveaux titres aux
commerces de location. Ce système va toutefois être
lourdement éprouvé par le passage en parution hebdomadaire des magazines publiés par les géants Kōdansha
et Shōgakukan : l’année 1959 sera effectivement marquée
par l’arrivée de Shōnen Magazine (Kōdansha) ↳ Fig. 8 et
23
Fig. 7
COM, éd. : Mushi Pro,
no6, juin 1967.
1967) ↳ Fig. 7 . Le travail des auteurs de Garo — Sanpei
Shiratō (1932–) et Shigeru Mizuki (1922–2015) pour les
plus célèbres — a par conséquent permis à Tezuka de
trouver un autre souffle dans sa carrière en le poussant,
involontairement, à diversifier son œuvre.
Il est évident que les nouveaux outils technologiques
sont en train de transformer les formes possibles du
manga. Mais de là à dire que ces nouveaux modes de
consommation mettent en danger les formats imprimés,
il y a un immense gouffre que nous n’oserons pas franchir ; au contraire, on trouve encore dans la forme papier
du manga une très importante vigueur. On le constate
notamment à travers la grande quantité de mangascafés au Japon — des lieux de repos facturés à l’heure où,
en plus de pouvoir utiliser Internet, jouer à des jeux vidéo
et regarder des DVDs, les consommateurs peuvent lire
des mangas classés dans de grandes bibliothèques. Les
magasins de location permettent également de louer
des mangas, ce qui en facilite la lecture, surtout dans des
espaces urbains exigus comme à Tokyo.
Ces deux types d’espaces — les mangas-cafés et les
magasins de location —, permettant la circulation des
mangas de main en main, ont pour racine directe les
temps difficiles de l’après-guerre japonais des années
1950. En effet, le succès immédiat des mangas dès la
période d’occupation du Japon (1945–1952) combiné à
la pauvreté de la population vont créer une demande
importante qui va se matérialiser sous la forme de commerces de location, ainsi que d’un marché de l’occasion
qui croîtra très rapidement. Les années 1950 voient par
Fig. 8
Shōnen Magazine, éd. : Kōdansha,
no 6, février 1964.
Shōnen Sunday (Shōgakukan). Un rythme de parution
hebdomadaire signifie bien entendu qu’une productivité
et une vitesse de travail bien plus grandes sont requises
des auteurs. D’ailleurs, la création de la scène indépendante — sous la bannière du mensuel Garo déjà évoqué
plus haut — est une réaction directe à la concurrence
des magazines hebdomadaires, qui a placé les auteurs
affiliés au commerce du prêt de mangas dans une situation financière difficile. C’est aussi la raison pour laquelle
Garo s’oppose à cette course à la productivité en optant
pour une parution mensuelle et en invitant ses auteurs
à travailler à un rythme plus propice à l’expérimentation
suggérée par la ligne éditoriale.
À la fin des années 1960 un concurrent vient insuffler une nouvelle énergie dans le système : le magazine pour adolescents Shōnen Jump, de l’éditeur
Shūeisha ↳ Fig. 9 . Misant tout d’abord sur des séries
comiques, cette maison d’édition va aller puiser dans
la réserve des jeunes créateurs désireux de se lancer
dans ce métier. D’aucuns le noteront : le Jump permet
au fil des années de découvrir des auteurs importants
qui auront dessiné le paysage de l’industrie du manga
Le manga d’Osamu Tezuka
24
Fig. 9
Shōnen Jump , éd. : Shūeisha,
no 18, avril 1986.
des trente dernières années. Cependant, la rédaction
du Jump va passer maître dans l’art de pousser à bout
ses jeunes auteurs — autant physiquement que psychiquement. Le système est le suivant : dans chaque
numéro hebdomadaire, le lectorat reçoit une carte pour
élire sa série préférée du volume. La longévité d’un
manga est ainsi décidée par ses lecteurs, et certains
auteurs se battent sans cesse pour pouvoir continuer
à travailler : ils modifient le récit pour le rendre plus
attractif — avec par exemple des confrontations ou des
nouveaux personnages —, terminent systématiquement
chaque chapitre par un twist scénaristique ou encore
donnent la priorité au personnage accepté comme le
plus populaire. Bref, ils se retrouvent parfois à la merci
totale du public, de ses habitudes et de ses goûts. Ce
système a gouverné la grande majorité de la production
manga des dernières décennies, ce qui a sans aucun
doute énormément affecté leurs formes et la structure
de leurs intrigues. On le constate : ce processus éditorial fonctionne autour de l’idée de tirer profit des lecteurs pour garantir le succès, mais aussi de les inviter
à contribuer à la création. Ce n’est par conséquent pas
étonnant que l’industrie du manga soit pionnière dans la
tendance actuelle du financement participatif.
En ce qui concerne la participation du lectorat, il faut
aussi citer le développement très important de la scène
du dōjinshi — le manga amateur —, qui se fait en parallèle ↳ Fig. 10 . Les immenses conventions dédiées à ce
marché sont les témoins d’une vigueur sans pareil. En
plus des œuvres originales, on retrouve souvent dans ces
productions amateurs des réinterprétations personnelles
Fig. 10
Neon Genesis Evangelion: Fanbook, Anicca.
No 6, janvier 2014.
de l’univers d’un autre artiste : un auteur de manga voit
ainsi son œuvre détournée, transformée et racontée différemment. Entre deux, on retrouve les fan-clubs officiels
et semi-officiels d’un auteur ou d’une série ; ceux-ci, en
publiant leur propre magazine, agissent sur la longévité
d’une série par la rediffusion de ses chapitres.
Terminons enfin ce parcours des différents formats
et supports du manga en évoquant un élément déterminant dans leur création : la franchise. En effet, suite
au succès de Tetsuwan Atom (Astro, le petit robot,
1952–1968) d’Osamu Tezuka, les éditeurs ont rapidement remarqué qu’ils pouvaient maximiser la valeur
monétaire d’une série en la dérivant sur le plus grand
nombre de supports possibles : dessins animés, jouets,
figurines, CDs, DVDs, puis jeux vidéo. Certains mangas
sont alors immédiatement pensés pour être rattachés
à un univers que l’on qualifie d’« univers étendu » — et
ces stratégies de distribution sont caractérisées par
l’appellation « media mix ». On peut alors observer des
« formats » de media mix qui évoluent à travers l’histoire
du Japon : les années 1970 seront les années du trio
manga / dessin animé / CD, puis le jeu vidéo et les produits dérivés viendront s’ajouter à ce trio pour ensuite
devenir les médias principaux du media mix du début
du XXIe siècle. Il est alors difficile de ne pas se référer
à ceux-ci lorsque l’on discute de l’esthétique manga et
des influences dont elle se nourrit et qu’elle provoque.
Comme nous l’avons discuté dans les lignes qui précèdent, le manga se décline à l’heure actuelle sur
une très grande variété de formats de lecture et pour
Pop Art, mon Amour
25
Fig. 11
Next World, Osamu Tezuka. Page publiée dans
le magazine Uchu Daiankoku-hen, 20 février 1951.
Le manga d’Osamu Tezuka
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Fig. 12
Astro Boy: Mysterious Ball, Osamu Tezuka.
Page tirée de la série publiée dans le
magazine Shōnen, octobre – décembre 1957.
Pop Art, mon Amour
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Fig. 13
Astro Boy: Ivan the Fool, Osamu Tezuka.
Couverture pour le volume additionnel du
magazine Shōnen, mars 1959.
Fig. 14
Fig. 15
Astro Boy: The Hot Dog Corps, Osamu Tezuka.
Frontispice pour le magazine Shōnen,
juillet 1961.
Astro Boy: Greatest Robot on Earth, Osamu Tezuka.
Frontispice pour le magazine Shōnen,
juillet 1964.
Le manga d’Osamu Tezuka
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Fig. 16
Captain Ken, Osamu Tezuka.
Couverture pour Tezuka Osamu Manga
Selection Vol. 17, 25 juin 1962.
Pop Art, mon Amour
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toutes les bourses, ce qui lui permet de séduire un large
public : magazines hebdomadaires, petits formats de
poche et grands formats de luxe ; au demeurant, on voit
apparaître des rééditions de compilation d’anciennes
séries par des maisons d’édition importantes, dans des
collections prestigieuses. Ce processus permet alors
d’inscrire ces œuvres dans le canon de la production
littéraire japonaise : ils ont ainsi leur place dans toutes
les bonnes bibliothèques.
Osamu Tezuka, le « dieu du manga » ?
Osamu Tezuka est régulièrement désigné dans les
médias et les écrits qui le concernent comme le « dieu
du manga » (manga no kami-sama). Certains critiques
vont même jusqu’à dire de lui qu’il est l’individu à l’origine de ce que l’on appelle actuellement « manga »,
de son imagerie, de ses codes esthétiques — bref, de
la bande dessinée japonaise contemporaine. D’autres
théoriciens aiment aussi à parler de lui comme le « père
fondateur » du manga « moderne » et le placent ainsi
au démarrage d’un mouvement esthétique, en rupture
avec les artistes qui l’ont précédé.
Il est important de rappeler que, dès le début des
années 1960, Tezuka a été « mythologisé » comme un
« dieu » de l’après-guerre. À travers son style du story
manga, on considère qu’il a introduit la tragédie et le
drame dans le médium ; on lui attribue également le
fait d'être à l’origine de techniques aujourd’hui standardisées telles la forme des bulles de dialogue, les
lignes de mouvement, les gouttes de sueur, les yeux
larges et expressifs, les onomatopées, les nuages de
poussière, etc. Toutes ces techniques seront reprises
par les créateurs qui le suivront, si bien qu’on les considère inconsciemment de nos jours comme des éléments obligatoires de l’expression manga. On attribue
d’ailleurs aussi à Tezuka le fait d’avoir appliqué des
techniques « cinématographiques », comme le storyboard et les mouvements de caméra, aux planches de
manga. Son premier long récit — 192 pages, une première pour l’époque — , Shin-Takarajima (La Nouvelle île
au trésor, 1947), est célébré dans les discours faisant
son éloge comme un manga qui a profondément marqué la jeunesse japonaise par le dynamisme de sa composition et son trait novateur. Tezuka « zoome » sur ses
personnages, joue avec des effets de profondeur et de
travelling ; et c’est justement parce qu’il aurait entièrement créé la syntaxe visuelle de cette forme d’expression que l'on attribue à Tezuka le titre de « dieu du
manga ». Mais est-ce vraiment le cas ? ↳ Fig. 17
Il ne fait aucun doute que Tezuka, qui a eu très rapidement un succès national, constitue dans l’histoire de
l’après-guerre japonais une figure d’auteur très forte. La
demande pour ses mangas ne s’est jamais complétement tarie, et il a créé sa propre méthode de dessin et
de composition, son propre studio d’animation et ses
propres magazines ; il a de plus largement contribué à
Fig. 17
Tetsuwan Atom: Robotland no Maki /
Gademu no Maki, Osamu Tezuka. Éd. : Kōbunsha
(Kappa-Comics), no 11, novembre 1964.
mettre le genre de la science-fiction au cœur de la production de mangas. Mais surtout, Tezuka a été un des
porte-paroles charismatiques de la bande dessinée
japonaise et il a formé de nombreux jeunes créateurs
qui deviendront par la suite des figures importantes de
la scène nippone : c’est d’ailleurs cette nouvelle génération de jeunes mangaka qui est en partie responsable
de sa réputation de « dieu ». S’il est évident que la signification de ce dernier terme est à prendre en compte
dans le contexte polythéiste japonais, il est rare, encore
aujourd’hui, que Tezuka ne soit pas cité lors d’interviews d’auteurs comme l'influence majeure, un modèle
à atteindre : infatigable, entreprenant, productif, il possédait toutes les caractéristiques qui ont défini la profession jusqu’à aujourd’hui.
Mais prenons un peu de recul et questionnons cette
caractérisation grandiloquente de « dieu du manga » —
particulièrement lourde de sens dans les cultures
monothéistes. Une des tâches récentes de la recherche
autour de la bande dessinée japonaise a été de
remettre en question le caractère pionnier des techniques de Tezuka. Les critiques Fusanosuke Natsume
et Tomofusa Kure ont montré qu’avant la publication de
Shin-Takarajima, Shishido Sakō (1888–1969) avait déjà
utilisé des techniques « cinématographiques » (dans
Speed Tarō, 1930–1933). On peut aussi citer le Norakuro
(1931–1941, avec une reprise après-guerre) de Suihō
Tagawa qui a posé les jalons du format long, étendu sur
plusieurs années. Enfin, Rakuten Kitazawa a, en plus de
ses œuvres, créé des nouveaux magazines et ainsi permis la popularisation de la bande dessinée pour les plus
Le manga d’Osamu Tezuka
jeunes. Tezuka ne le cachait aucunement : il fut lui aussi
le produit d’influences et le bénéficiaire d’une scène
créative que d’autres ont engendrée avant lui ; il n’aurait donc pas inventé la syntaxe esthétique du manga
(bulles, mouvements, onomatopées, etc.), mais aurait
plutôt travaillé à la perfectionner, à la systématiser, à en
faciliter la lecture. ↳ Fig. 18
il est en ce sens le « produit » du traumatisme d’une
guerre meurtrière — tout comme le sont ses contemporains, Shōtarō Ishinomori (1938–1998), Leiji Matsumoto
(1938–) ou encore Sakyō Komatsu —, même si certains
critiques essaient d’ignorer cet état de fait, en associant par exemple Tezuka aux productions de Disney.
Ces raisons expliquent pourquoi la recherche actuelle
a davantage tendance à mettre en avant la continuité
de la production et de la transformation des mangas
depuis la fin du XIXe siècle, plutôt que la rupture esthétique et historique nette que le talent de Tezuka aurait
provoquée. De plus, le processus qui consiste à instaurer une filiation directe entre le style du « père fondateur » et celui des auteurs actuels invalide en partie
l’évolution importante de cette industrie culturelle. En
effet, affirmer systématiquement une filiation contribue
à dire que rien n’a changé, que les auteurs contemporains sont les fiers descendants du « maître », alors que
ce n’est pas exactement le cas. Ceci est d'ailleurs rappelé par le critique Gō Itō : la majorité des mangas du
XXIe siècle ne sont plus conçus de la même manière,
ils prennent en compte des modes de consommation
différents et sont souvent perçus comme les soutiens
à une campagne de promotion des jeux vidéo, des produits dérivés ou des dessins animés.
Tezuka est sans aucun doute un très grand mangaka,
mais une prise de distance avec les discours qui l’entourent est nécessaire. En ce sens, l’appellation de
« dieu du manga » fonctionne à l’encontre d’une compréhension éclairante de l’histoire de la bande dessinée
au Japon.
Fig. 18
Tetsuwan Atom: Kōmori-danshaku no Maki /
Nusumareta Atom no Maki, Osamu Tezuka.
Éd. : Kōbunsha (Kappa-Comics), no 10, octobre 1965.
Malgré un très grand succès critique et populaire
ainsi qu’une production impressionnante de mangas, il nous apparaît que le recours au titre de « dieu
du manga » cache aussi la volonté de créer une rupture avec l’histoire du manga d’avant-guerre : tout
semble être pensé de manière à séparer Tezuka
des auteurs qui l’ont précédé. Ceci procède selon
nous du désir de rompre avec le passé militariste
japonais, du refus d’accepter le passé et de regarder en arrière. On va ainsi très facilement connecter le manga « moderne » à des figures prestigieuses
du prémoderne (X V I I I –X I X e siècles) — comme
Katsushika Hokusai, le célèbre auteur d’ukiyo-e —,
et mettre de côté, jusqu’à tout récemment, la production de mangas de l’avant-guerre et du temps
de la guerre. Ce processus dépasse bien entendu
le domaine du manga et il faut le relier à la période
de croissance économique accélérée du Japon des
années 1960–1980 : placer Osamu Tezuka à l'origine
du manga soutient par conséquent les discours de
renaissance et de réorientation du pays. Et pourtant, l’œuvre de Tezuka ne cesse de se rattacher à la
période de guerre et d’occupation, à la questionner :
Conséquences d’un succès très rapide
Dès 1946, la mangaka Machiko Hasegawa va publier
Sazae-san, un manga à quatre cases (yonkoma manga)
dans différents journaux. La série aura tellement de succès qu’elle continuera jusqu’en 1974 ; de plus, un dessin
animé basé sur la série va être produit dès 1969 et continue de nos jours à être un des rendez-vous télévisuels
les plus importants du Japon. Le manga d’après-guerre
se définit ainsi autour de séries très longues qui se prolongent de générations en générations grâce à la vente
des droits et la migration sur d’autres supports (dessin animé, film, jeu vidéo, pièce radiophonique). Ainsi,
le monde de Sazae-san est présent dans la vie des
Japonais sans interruption depuis la fin de la Seconde
Guerre mondiale. À l’âge de dix-sept ans, soit la même
année que la publication de Sazae-san, Osamu Tezuka
va lui aussi publier dans un quotidien d’Osaka l’un de
ses premiers mangas, un « quatre cases », Maachan no
nikkichō (Le journal de Mâchan) ; puis, en janvier 1947,
Shin-Takarajima, le premier long manga de l’aprèsguerre (192 pages) est publié à Osaka, chez un petit
éditeur. Tezuka illustre en fait un récit écrit par Shichima
Sakai (1905–1969), son aîné. Le succès est immédiat
et le talent du dessinateur est définitivement établi
grâce à sa trilogie dite « de science-fiction » — Lost
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Pop Art, mon Amour
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Fig. 19
Captain Ken, Osamu Tezuka. Page tirée de la série
publiée dans le magazine Shukan Shōnen Sunday,
18 décembre 1960 – 20 août 1961.
Le manga d’Osamu Tezuka
32
Fig. 20 Zero-Men, Osamu Tezuka. Page tirée de la série
publiée dans le magazine Shukan Shōnen Sunday,
13 septembre 1959 – 11 décembre 1960.
Pop Art, mon Amour
33
World (1948), Metropolis (1949), Next World (1949) —,
qu’il publie alors qu’il s’est installé à Tokyo. À partir de
ces années inaugurales, Tezuka va faire preuve d’une
productivité ininterrompue : il n’est pas inhabituel que
dans ses multiples biographies soit mis en avant les
chiffres impressionnants — environ 700 ouvrages,
150’000 planches — pour le prouver. Tezuka a également travaillé sur des films et des séries d’animation, ou
sur des produits dérivés et des affiches. Durant toute sa
carrière, il va devoir s’adapter à la demande du lectorat
mais aussi au fait que ses premiers fans grandissent et
qu’ils désirent lire des histoires qui leur correspondent :
le manga et le dessin animé Umi no Triton (Triton) qui
sortent entre 1969 et 1972 sont des bons exemples de la
manière dont Tezuka s’adapte à son public maintenant
majoritairement adolescent. Il n’est dès lors pas étonnant que l’on glorifie son acharnement à diversifier le
médium, à explorer, à produire.
L’influence que Tezuka a pu détenir sur la scène du
manga au Japon peut aussi s’observer dans la façon
dont la productivité est directement associée à l’image
que le mangaka donnait de lui-même : il se représentait souvent dans ses mangas comme aux limites
de l’épuisement, subissant la pression terrifiante de
ses nombreux éditeurs. En le définissant comme un
modèle — comme un « dieu » — , les auteurs de l’aprèsguerre en sont ainsi venus à envier son rythme de travail acharné : il faut donc, pour être un bon mangaka,
travailler d’arrache-pied, sans discontinuer, au-delà
des limites physiques. On va, en ce sens, positiver cet
acharnement et en faire la condition obligatoire du processus créatif de tout manga. Par exemple, Bakuman
(2008–2012), de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata (1969–),
use des codes narratifs et visuels du manga de sport
et de combat pour retranscrire la vie des deux jeunes
auteurs : ici, le combat est mené contre les délais de
parution et les avis du lectorat. Autre exemple : Eiichirō
Oda (1975–), l’auteur du mondialement populaire One
Piece (publié à partir de 1997), est décrit très positivement dans la presse comme un mangaka infatigable.
Néanmoins, certains auteurs, une fois leur réputation
établie, prennent un peu de distance avec cette mécanisation de la création et se permettent d’imposer leur
propre rythme de création.
À partir de ses dix-huit ans, dès 1946 donc, Osamu
Tezuka remporte un franc succès dans un pays en
ruines : il est facile de se représenter que les enfants,
pour sortir d’un quotidien déprimant, éprouvent le
besoin de faire voyager leur imaginaire. La productivité d’Osamu Tezuka, combinée à son succès, ses
ressources financières et son influence, l’ont amené
très vite à rationnaliser son rendement, à trouver des
méthodes de travail pour pouvoir suivre le rythme.
Il a alors décidé de demander de l’aide à certains de
ses fans avec qui il était en contact ; il leur a délégué
des travaux chronophages comme le remplissage
des cases ou la création de décors ; il les a « utilisés »
comme assistants, une forme de collaboration que l’on
retrouve encore aujourd’hui chez de nombreux auteurs
à succès. Mais il ne s’est pas arrêté là. Il a dessiné des
manuels d’apprentissage de son style story manga qu’il
a nommés Manga Daigaku (L’Université du manga) : il
pouvait ainsi plus facilement indiquer à ses fansassistants ce qu’il désirait, en même temps que ceux-ci
définissaient leur propre style. Parmi ceux-ci se trouvait
le duo Fujiko Fujio qui allait par la suite créer Doraemon
(dès 1969), une des franchises les plus importantes du
manga d’après-guerre. La création de ces manuels a
immédiatement placé Tezuka dans la position d’un
« maître » qui codifie son approche esthétique, crée une
structure d’apprentissage autour de son style et utilise
ce dernier pour former les nouveaux talents. Osamu
Tezuka n’a ainsi pas seulement contribué à canoniser
l’esthétique du manga d’après-guerre, il en a également façonné la méthode de production (utilisation
d’assistants pour alléger la charge de travail, implication des fans dans le processus créatif). S’il doit être un
créateur, c’est précisément de ce modèle — et non du
manga « moderne ».
De plus, on attribue à Tezuka la naissance de ce qu’on
appelle l’« animation limitée » (limited animation) : des
techniques qui modèlent la production des séries
télévisées japonaises. L’« animation limitée » est l’utilisation de dessins fixes avec une animation sommaire
de certaines parties du visage lors des dialogues,
un déplacement du dessin plutôt qu’un dessin du
mouvement, mais aussi des transitions brusques et
des mouvements rapides permettant de diminuer le
nombre d’illustrations requises. Elle s’oppose à l’« animation complète » (full animation) des frères Fleischer
et des studios Disney qui, elle, s’appuie sur un dessin
des mouvements le plus complet et fluide possible.
Alors que, à l’instar du célèbre réalisateur-animateur
du studio Ghibli Hayao Miyazaki (1941–), Osamu Tezuka
a toujours voulu utiliser l’« animation complète », les
limitations budgétaires et le temps de production très
court, avec lesquels il va devoir se battre de 1963 à 1966
pour produire la première série d’animation télévisuelle
japonaise Tetsuwan Atom (Astro, le petit robot), vont le
forcer à développer des techniques — justement celles
que l’on regroupe sous l’appellation « animation limitée » — que les animateurs japonais utilisent encore
aujourd’hui pour transmettre une impression de mouvement avec des moyens économiques et techniques
limités. Pour y arriver, Tezuka s’est inspiré du travail des
américains William Hanna et Joseph Barbera notamment sur leurs séries du début des années 1960, The
Flintstones (Les Pierrafeu) et The Jetsons (Les Jetsons).
Cet emprunt montre à quel point le mangaka japonais
était constamment attentif au développement de l’animation et de la bande dessinée étrangères, particulièrement aux États-Unis. Ici encore, Osamu Tezuka et ses
associés ont été pionniers au Japon pour structurer
une forme esthétique et une systématique de production que leurs successeurs vont ensuite parfaire lors du
deuxième grand boom de la science-fiction japonaise à
la fin des années 1970.
Le manga d’Osamu Tezuka
Astro, le petit robot à l’orée du character
merchandizing : le monde comme une scène
de théâtre
Alors qu’il était encore enfant, Osamu Tezuka découvrit le théâtre et la revue Takarazuka, une troupe qui, à
l’exact opposé du théâtre Nō ou Kabuki, n'était composée que de femmes ; dès cette rencontre, le théâtre
va prendre une place centrale dans l’univers créatif
du natif de Toyonaka. En effet, Tezuka considère ses
personnages fictionnels comme une troupe d’acteurs de théâtre : ils ont leur salaire fictif, des types
de rôles, un caractère. De la même manière que l’on
retrouve Mickey Mouse et Donald Duck dans différents contextes et à différentes époques, le mangaka
japonais réutilise ses personnages secondaires et les
replace dans un récit différent, souvent avec le même
rôle. Il élabore par conséquent un méta-univers qui
transcende ses mangas et où chacun de ses personnages est un acteur qui a une carrière : le star system
de la « troupe Osamu Tezuka ».
Aucune autre star ne peut cependant rivaliser avec la
popularité de son « acteur » phare : Astro le petit robot
(Atom en japonais) 4. Dès le début des années 1950, le
manga d’Astro devient très rapidement populaire dans
tout le pays, mais c’est lorsque celui-ci apparaît au début
des années 1960 en série animée télévisée que son succès en fait un des plus importants symboles de l’aprèsguerre japonais. Il faut cependant ajouter dans l’équation
de ce succès populaire un troisième facteur : des chercheurs ont en effet montré comment un partenariat avec
les barres chocolatées Meiji a constitué le détonateur
économique de la création de cette franchise lucrative.
Dans chaque barre, les enfants recevaient des autocollants d’Astro — soit des produits dérivés qu’ils pouvaient alors collectionner et coller partout. Il s’agit d’un
moment-clé qui fonctionne comme un accélérateur des
liens au Japon entre univers fictionnels et industries de
produits dérivés. Les représentations sous différentes
formes des personnages d’un univers (voire juste d’un
personnage) sont au cœur de la production : figurines,
autocollants, maquettes, porte-clés. On parle des
débuts du marketing de personnage (character marketing) ; les « acteurs » de Tezuka échappent alors définitivement à leur créateur.
On observe que c’est autour du trio manga / série TV /
autocollants que se constitue le système économique
de la franchise Astro, le petit robot, qui deviendra alors
l'exemple à suivre. Comme évoqué plus haut, on parle
actuellement de media mix, de stratégies de distribution intermédiale ; et ces stratégies sont porteuses,
puisque les revenus des produits dérivés sont tels
qu’ils en sont venus à composer l’élément central à la
4.
Pour faciliter la lecture, et comme son nom apparaîtra à de nombreuses reprises, nous appellerons le personnage d’Atom par son
nom français : Astro.
création d’une nouvelle franchise. En effet, les revenus
liés à la vente de mangas ou de DVDs sont moindres
en comparaison des ventes de figurines, jouets, cartes
à collectionner ; c’est aussi l'une des raisons pour lesquelles une grande partie du marketing est orientée
autour des personnages et de tout élément transposable en figurine. Ce rapport de force va encore plus
pencher du côté des jouets avec les gains immenses
rapportés par Gundam (dès 1979) et Macross (dès 1982),
les deux grandes franchises science-fictionnelles japonaises : toutes deux construisent leur univers autour
d’une « écurie » d’exosquelettes motorisés, de robots
géants pilotables qu’il est alors aisé de dériver en figurines et en maquettes — ce qui constitue un business
lucratif ↳ Fig. 21 . Aujourd’hui, il n’est pas rare, lors de la
Fig. 21
Mobile Suit Gundam 0083 Rebellion,
Masato Natsumoto. Éd. : Kadokawa Shoten,
no4, janvier 2015.
création d’une nouvelle série animée télévisuelle, que la
création de personnages (character design) soit évaluée
et validée en amont par l'industrie des produits dérivés.
Les figurines sont donc à considérer au même titre que
l’univers qu’elles dérivent : elles aussi l’influencent. Il est
intéressant de souligner que l’artiste à la tête du mouvement superflat, Takashi Murakami (1962–), trace une
filiation entre la place très importante qu’occupent les
figurines dans la vie japonaise (et mondiale) actuelle et le
statut des icônes religieuses d’autrefois. L’augmentation
considérable des figurines durant les dernières années
du XXe siècle serait une répétition de l’histoire de la production de la statuaire bouddhique et de son expansion
à travers l’Asie : il est vrai qu’à la vue des dioramas de
collectionneurs une certaine forme de sacralité apparaît.
34
Pop Art, mon Amour
35
Fig. 22 Zero-Men, Osamu Tezuka. Couverture
pour Tezuka Osamu Manga Complete Works
Zero-Men, 23 janvier 1965.
Le manga d’Osamu Tezuka
36
Fig. 23 Astro Boy: The Birth of Atom,
Osamu Tezuka. Page publiée dans
Astro Boy Vol. 1, 20 juin 1975.
Pop Art, mon Amour
37
Fig. 24 Astro Boy: The Hot Dog Corps,
Osamu Tezuka. Page publiée dans le
magazine Sun Comics, 20 juin 1975.
Le manga d’Osamu Tezuka
38
Fig. 25 Phoenix: Nostalgia, Osamu Tezuka. Page tirée
de la série publiée dans le magazine Manga Shōnen,
septembre 1976 – mars 1978.
Pop Art, mon Amour
39
Fig. 26 Phoenix: Nostalgia, Osamu Tezuka. Page tirée
de la série publiée dans le magazine Manga Shōnen,
septembre 1976 – mars 1978.