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Changement Climatique et Responsabilité Sociale : Vers un Capitalisme Pondéré

2016, Instit Invest

Parole d’experts Dépasser la COP21 : changement climatique, responsabilité sociale et capitalisme pondéré Le sociologue américain Pitirim Sorokin, auteur de ‘Dynamiques Sociales et Culturelles’ (1957), avait prévu que la concurrence accrue avec le modèle soviétique finirait par engendrer, vers la fin du XXème siècle, un capitalisme ‘pur et dur’ motivé par la recherche exclusive du profit financier et fondé sur le développement, des deux côtés de l’Atlantique, d’une culture consumériste de masse. Cette civilisation sensuelle-matérialiste (‘sensate’) cherchant à exploiter la nature1 est arrivée à son apogée dans les années 1980 – 1990 avec le triomphe de l’ordre reaganien et le déclin progressif du vieux capitalisme paternaliste et ‘progressiste’ cher à Jacques Delors et Michel Albert, le premier concepteur d’une Union européenne désormais à la dérive, le second, grand patron ayant présidé l’un des deux géants français de l’assurance pour le voir finalement vendu à une multinationale allemande. Cette conception économique et inancière ultralibérale qui s’est inalement étendue à la Chine et à l’Europe de l’Est suppose que les grands patrons des sociétés cotées en bourse poursuivent inlassablement un seul et unique objectif, celui de la maximalisation des proits trimestriels, sans jamais se laisser ‘distraire’ par des considérations sociales ou environnementales sans importance : “s’il y a bien une chose qui risquerait de détruire le monde libre, d’en saper les fondations, ça serait l’acceptation par les dirigeants d’entreprise de quelque responsabilité sociale que ce soit – autre que celle de gagner un maximum d’argent. Ce type de doctrine serait fondamentalement subversive”.2 Le patronat et les ‘grands garçons’ de Dallas, Detroit et Stuttgart pouvaient continuer à polluer tranquillement et licencier violemment en cas de chute de l’activité3. Dans un tel contexte, l’écologie n’avait aucune chance de prospérer dans le monde des affaires : elle devait rester en marge de la sphère politique, fournissant parfois un appoint passager aux partis de gouvernements sociaux-démocrates (ce fut le cas en France de mai 2012 à avril 2014) ou une ‘caution morale’ à des accords illusoires mis en scène par le pouvoir exécutif 86 Hors-série n°7 Février 2016 dont l’insipide Grenelle de l’environnement réuni à Paris en octobre 2007 avec Nicolas Hulot en ‘guest star’ … dont l’ordonnateur dira par la suite sans rire que “toutes ces questions d’environnement, là aussi ça commence à bien faire.”4 La 21e Conférence des Parties (COP21) sur le Climat qui s’est tenue au Bourget du 30 novembre au 12 décembre 2015 devait être l’occasion de prendre des engagements chiffrés et contraignants en matière d’émissions de CO2 pour enrayer le phénomène de réchauffement climatique. Mais, au-delà de l’émerveillement médiatique et de l’enthousiasme convenu des commentateurs, force est de constater que la COP21 n’aura été en réalité qu’un demi-succès : l’Accord de Paris présenté d’une voix chevrotante par Laurent Fabius le 12 décembre au soir après des négociations marathon est loin d’être un “tournant historique [...] et un accord juridique universel” qui “marque un tournant vers un nouveau monde [car] il conirme l’objectif de maintenir le seuil d’augmentation de la température au dessous de 2°C” comme semble le croire le ministre des affaires étrangères. En réalité cet objectif théorique de réduction des émissions de gaz à effet de serre n’engage en rien les Etats-membres des Nations unies – tous signataires de l’accord de Paris sur le climat. Les gros émetteurs de CO2, Etats-Unis, Chine, Inde, Brésil, Canada et Russie, qui représentent à eux seuls plus de la moitié des émissions, sont censés réduire délibérément, par eux-mêmes, leur pollution carbone sans qu’aucun mécanisme de mesure eficace ne soit mis en place, et sans le moindre incitatif inancier contraignant du type taxe carbone. En somme, un accord ‘juridique’ sans obligations, qui pose pour postulat que l’objectif recherché par les signataires sera atteint : ce que les juristes romains appelaient une pétition de principe ! La COP21 aurait peut-être pu déboucher sur un accord réellement eficace, fondé sur des mécanismes clairs et mutuellement contraignants (du type pollueur = payeur, modulé en fonction du degré de développement des nations) si le ministre des affaires étrangères avait pris la peine de courtiser dès les premiers mois de l’année 2015 le Congrès américain (à majorité certes républicaine, mais pas forcément ‘climato-sceptique’) et le Politburo chinois. Mais au lieu de cela, après avoir redoublé d’efforts au premier semestre pour marginaliser la ministre de l’Écologie et du Développement durable, Laurent Fabius a préféré se ‘focaliser’ sur la Crimée, la crise syrienne, et le nucléaire iranien – adoptant une posture résolument néoconservatrice, faisant même de la surenchère par rapport à ses homologues américains et britanniques. L’Élysée tentera de corriger le tir, mais les déplacements du chef de l’Etat à Pékin (3 novembre) et Washington (24 novembre) à moins d’un mois du début de la conférence sur le climat ne sufiront pas à convaincre les dirigeants des deux grandes puissances, seuls en mesure de susciter un accord réellement ambitieux.8 Mais tout n’est pas perdu pour autant : le second semestre 2015 marque une accélération des initiatives climatiques concrètes des dirigeants de grandes entreprises cotées (‘blue chips’) à New York (Apple, Google, Tesla...), Londres (Centrica, Tesco, Unilever…) et Paris (BNP Paribas, Engie, L’Oréal…) et des institutions inancières supranationales – la Banque mondiale (BM) et la Banque européenne d’investissement (BEI) ayant joué un rôle exemplaire en la matière en intégrant très tôt des critères environnementaux et sociaux dans l’ensemble de leurs processus d’investissement. A l’été 2015, le très thatchérien Parti conservateur britannique dont la doctrine s’est longtemps inspirée des thèses de Milton Friedman entame sa mue idéologique en afirmant dans son nouveau manifeste “se ixer pour objectif d’être la première génération capable de laisser l’environnement dans un meilleur état que celui où nous l’avons trouvé. Il s’agit là d’une très grande ambition.”9 Au même moment l’Association Nationale des Trustees des Fonds de Pension britanniques (l’AMNT) dont les membres ‘pèsent’ plusieurs centaines de milliards de livres publiait ses ‘lignes rouges’ (‘Red M. Nicolas J. Firzli World Pensions Council Line voting’) : des consignes de vote particulièrement strictes destinées à punir les mauvais comportements en matière environnementale et sociale, si besoin en votant en bloc aux assemblées générales annuelles pour débarquer les dirigeants d’entreprise pollueurs. Le fait que ces évolutions rapides aient lieu à Londres, première place inancière mondiale toutes classes d’actifs confondues et géant européen des fonds de pension (plus grand en ce domaine que la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la Russie réunies) est un signe qui ne trompe pas : l’avènement d’un capitalisme pondéré est proche, et la City de Londres a désormais plusieurs ligues d’avance en la matière.10 n M. Nicolas J. Firzli, directeur du Forum Mondial des Fonds de Pension et conseiller auprès de la Banque Mondiale pour les investissements en infrastructures 1-Sorokin, Pitirim Aleksandrovič. Social and Cultural Dynamics. Vol. 1. Transaction Publishers, 1957 (2010 ed.), pp. 27-28 2-Milton Friedman cité par : Walton, Clarence Cyril. «Ethos and the Executive.» (1969), p. 126 3-Nader, Ralph, and William Taylor. The Big Boys: Power and Position in American Business. Pantheon, 1986. 4-Le Henaff, Anne. “Selon Nicolas Sarkozy, les questions d’environnement : ‘Ça commence à bien faire !’ ”, RTL.fr, 7 mars 2010 5- “COP21 : l’émotion de Laurent Fabius présentant un accord ‘ambitieux et équilibré’ ”, Le Monde, 12 décembre 2015 (vidéo) https://www.lemonde.fr/cop21/video/2015/12/12/cop21-fabiuspresente-un-texte-ambitieux-et-equilibre_4830567_4527432. html#JKKTIBpp2XuuMRKw.99 6-Site de la Conférence des Nations unies surs les changements climatiques. ‘Décryptage de l’accord’. https://www.cop21.gouv.fr/ decryptage-de-laccord 7-Losson, Christian. “Avec Fabius, ça chauffe sur la COP 21”, Libération, 24 avril 2015 8-Firzli, M. Nicolas. «Climate: Renewed Sense of Urgency in Washington and Beijing» Revue Analyse Financière 56 (2015): pg. 13. 9-Conservative Party Manifesto, May 2015: pp 54-56 10-Weeks, David. «Minutes of the 5th World Pensions Forum: Paris 2 & 3 December 2015», Association of Member Nominated Trustees, V1.0. (7 Jan. 2016) https://amnt.org/wp-content/uploads/2016/01/ David-Weeks-AMNT-WPC-Summary-28-Dec-15.pdf L’info en continu sur www.institinvest.com 87