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“Procès d’un bourreau”

2020, Témoigner

Témoigner. Entre histoire et mémoire Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz 131 | 2020 Historiographie de la Seconde Guerre mondiale en Extrême-Orient “Procès d’un bourreau” “ The devil next door ” Frédéric Crahay Traducteur : Ludovic Pierard Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/temoigner/9324 DOI : 10.4000/temoigner.9324 ISSN : 2506-6390 Traduction(s) : “The devil next door” - URL : https://journals.openedition.org/temoigner/9348 [nl] Éditeur Éditions du Centre d'études et de documentation de l'ASBL Mémoire d'Auschwitz Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2020 Pagination : 18-20 ISBN : 9782930953137 ISSN : 2031-4183 Référence électronique Frédéric Crahay, « “Procès d’un bourreau” », Témoigner. Entre histoire et mémoire [En ligne], 131 | 2020, mis en ligne le 05 décembre 2022, consulté le 09 décembre 2022. URL : https:// journals.openedition.org/temoigner/9324 ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.9324 Tous droits réservés Chroniques PROCÈS D’UN BOURREAU Netflix revient sur la traque d’Ivan (John) Demjanjuk dans un documentaire en cinq épisodes DOCUMENTAIRE e documentaire nous ramène en 1985 à Seven Hills, une petite ville américaine située non loin de Cleveland. À l’époque, John Demjanjuk (1920-2012), citoyen modèle d’origine ukrainienne, coulait des jours paisibles avec sa famille… avant d’être accusé de crimes de guerre. Étant donné qu’il n’avait a priori pas commis de crime contre un ressortissant américain, et que ses crimes présumés n’avaient pas eu lieu sur le sol américain, il fut rapidement remis en liberté. Le seul moyen de condamner John Demjanjuk était donc de l’extrader. Les charges qui pesaient sur cet homme aux allures de grand-père ordinaire étaient extrêmement sérieuses, puisque des survivants de la Shoah l’accusaient d’avoir participé activement à l’extermination des Juifs. Des témoins l’avaient en effet identifié comme étant « Ivan le Terrible », un membre du SS Sonderkommando Treblinka tristement réputé pour le traitement inhumain qu’il réservait aux victimes des nazis. Demjanjuk a été livré à Israël en mars 1986 pour y subir ce qui s’annonçait comme un second procès Eichmann. Selon les dires des onze témoins entendus au cours du procès, Demjanjuk aurait travaillé pour les SS à Treblinka, en tant que Hilfswillige. Également connus sous le nom de « Trawniki-Männer » en référence à Trawniki, un village de l’ouest de la Pologne où ils recevaient leur formation nazie, les Hilfswillige étaient au départ des prisonniers de guerre d’origine ukrainienne, russe ou balte. Pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque 5 000 Trawnikis ont offert leurs services aux nazis et se sont surtout vu confier des postes de gardien dans divers centres d’extermination. À Jérusalem, John Demjanjuk n’a cessé de clamer son innocence, affirmant qu’il y avait erreur sur la personne. C Demjanjuk était défendu par une équipe d’avocats qui présentait le procès comme un procès-spec- 18 tacle dont l’issue était connue d’avance. Travaillant pour un homme que l’opinion publique considérait d’ores et déjà comme un criminel nazi, le flamboyant Yoram Sheftel est devenu, dans la seconde moitié des années 1980, le Juif le plus détesté d’Israël. De 1986 à 1988, les avocats de la défense et les procureurs se sont livrés à une véritable bataille de preuves et de contrepreuves afin d’établir l’identité de John Demjanjuk et de mettre en lumière les actes perpétrés ou non par ce dernier entre 1941 et 1945. D’après l’accusation, le nom « Demjanjuk » figurait – vraisemblablement en raison de son statut de gardien à Sobibór – sur une liste de criminels de guerre compilée par l’Union soviétique et portée à l’attention des États-Unis en 1975. D’après un témoignage écrit livré en 1945 par Eliahu Rosenberg, rescapé de Treblinka, le Trawniki « Ivan le Terrible » est toutefois décédé le 2 août 1943 lors du soulèvement des Arbeitsjuden (Juifs astreints au travail forcé) contre les SS et leurs acolytes. Un badge qui reliait Demjanjuk au centre d’extermination de Sobibór a ensuite refait surface en 1987. Les avocats de Demjanjuk ont avancé que ce document était un faux monté de toutes pièces par les Soviétiques – ce qui, dans l’Occident des années 1980, ne semblait pas si improbable. John Demjanjuk a été condamné à mort en avril 1988, mais a directement fait appel de ce verdict. En 1989, la chute du communisme en Europe a fait ressurgir de nouveaux documents laissant penser que Demjanjuk n’était pas Ivan le Terrible. Le 29 juillet 1993, l’accusé a donc finalement été déclaré innocent pour cause de doute raisonnable. Témoigner. Entre histoire et mémoire – n°131 / Octobre 2020 Logbook En ajoutant une note de suspense à la fin de chaque épisode, Netflix a su captiver son audience et lui donner l’envie de regarder la suite, transformant ainsi son documentaire en une série passionnante. Différents acteurs interviennent : des personnes impliquées dans l’affaire telles que Yoram Sheftel, mais aussi des experts comme le Professeur de droit Lawrence Douglas, qui s’intéresse de près au rôle des procédures pénales dans la conscience historique et la formation d’une mémoire collective. Pour le Pr Douglas, le procès de Demjanjuk est un événement historique déterminant, au même titre que ceux d’Adolf Eichmann et de Klaus Barbie. Il est d’ailleurs l’auteur d’un livre intitulé The Right Wrong Man: John Demjanjuk and The Last Nazi War Crimes Trial1. © Bildungswerk Stanisław Hantz L’une des principales failles de ce documentaire est la manière dont y sont dépeints les centres d’extermination au sein desquels agissait Demjanjuk. Lorsqu’il est question de Treblinka ou de Sobibór, Netflix montre au spectateur des images de corps sans vie et de baraques en feu recueillies par les Alliés à Bergen-Belsen après la libération de ce camp de concentration. Cette erreur renforce la fausse image que se fait le grand public de la Shoah, et brouille les frontières entre camps de concentration et centres d’extermination. D’un autre côté, les réalisateurs auraient difficilement pu utiliser des images de camps _ Entrée du centre d’extermination de Sobibór © Bildungswerk Stanisław Hantz _ Photo de groupe des Trawniki-Männer de Sobibór. Demjanjuk serait l’homme posant au premier plan, au centre (1) Lawrence Douglas, The Right Wrong Man: John Demjanjuk and The Last Nazi War Crimes Trial, Princeton, Princeton University Press, 2016. Testimony Between History and Memory – n°131 / October 2020 19 © Bildungswerk Stanisław Hantz Chroniques John Demjanjuk a de nouveau fait parler de lui en 2020, lors de la découverte d’une nouvelle photo où il pose en compagnie de ses collègues Trawniki-Männer à Sobibór – une photo qui aurait pu être utilisée contre lui lors de son procès en Allemagne. Ce cliché provient d’un album de Johann Niemann, membre du SS Sonderkommando Sobibór. L’association Bildungswerk Stanisław Hantz a réussi à acheter cet album au petit-fils de Niemann, et a ainsi sauvé de précieuses images de la destruction et de l’oubli. Plusieurs photos sont des fenêtres inédites sur le quotidien du centre d’extermination de Sobibór – et l’une d’entre elles met donc en scène Demjanjuk. Cet album a été publié en début de cette année, avec toutes les explications historiques qui s’imposent, par la maison d’édition Metropol2. (2) Martin Cüppers et al., Fotos aus Sobibor. Die Niemann-Sammlung zu Holocaust und Nationalsozialismus, Berlin, Metropol Verlag, 2020. d’extermination des années 1940, puisque les nazis ont gardé ces derniers secrets et détruit leurs infrastructures avant de fuir devant l’avancée des troupes soviétiques. Il n’existe par conséquent aucune image de la libération de Treblinka ou Sobibór. Cette absence d’images est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles il fut impossible de prouver définitivement que Demjanjuk et le fameux « Ivan le Terrible » de Treblinka ne faisaient qu’un. L’histoire de John Demjanjuk ne s’est toutefois pas terminée en 1993. Le 19 juin 2008, l’Allemagne a demandé l’extradition de Demjanjuk afin de le juger pour complicité dans l’assassinat de plus de 29 000 prisonniers juifs morts dans le centre d’extermination de Sobibór en 1943. Le procureur fédéral allemand en charge des crimes contre l’humanité a estimé disposer de suffisamment d’éléments pour inculper Demjanjuk – qui était entre-temps retourné vivre aux États-Unis – et a demandé au Ministère public de réclamer son extradition. Le 12 mai 2011, John Demjanjuk a été condamné à 5 ans de prison pour participation au meurtre de 27 900 Juifs en tant que garde du camp de Sobibór en 1943. Le tribunal a toutefois décidé de libérer l’accusé le jour même, après que celui-ci a passé près de deux ans en prison avant et pendant le procès. Le tribunal a estimé qu’en raison de son âge avancé et d’un statut d’apatride qui l’empêchait de quitter le territoire allemand, Demjanjuk ne présentait aucun danger et ne risquait plus d’essayer de se soustraire à la justice. John Demjanjuk est décédé dans une maison de repos de Bad Feilnbach le 17 mars 2012. Procès d’un bourreau (V.O. : The Devil Next Door) ne fait toutefois que survoler le procès qui s’est tenu en Allemagne entre 2008 et 2012. Le documentaire de Netflix vaut donc le détour en ce qui concerne le procès de Jérusalem, mais ne suffit pas à apporter au public une vision complète de l’affaire. ❚ © Bildungswerk Stanisław Hantz Frédéric Crahay Traduit du néerlandais par Ludovic Pierard 20 Témoigner. Entre histoire et mémoire – n°131 / Octobre 2020