IKUSKA nouvelle collection - année 2022 - 2ème trimestre - n° 54
ISSN 1149-896X
« Géologie et Minéralogie »
Anselme Boece de Boodt, 1550-1632, Gemmologue Praticien.
De Bruges à Prague, Itinéraire Européen d’un Humaniste.
2ème partie
Nicolas Zylberman
[email protected]
RODOLPHE II
Rodolphe II 96 (1552-1612) règne de 1572 à 1612 en même temps que
Henri IV en France (1589 à 1610), Elizabeth en Angleterre (1558 à 1603),
Philippe II (1555 à 1598) le fils de Charles Quint et Philippe III (1596 à 1621)
en Espagne. De la famille des Habsbourg, fils de Maximilien II et petit fils de
Charles Quint par sa mère Marie d‟Autriche, il est roi de Hongrie, de Bohême
puis empereur du Saint-Empire germanique de 1576 jusqu‟à sa mort en 1612.
En 1586 devant la menace turque et pour régénérer un esprit trop
conservateur, il emmène la cour impériale de Vienne pour Prague, centre cosmopolite du monde de la connaissance, et de son alliance entre littérature et
arts figuratifs 97.
L‟homme est doué d‟une intelligence acérée, reconnu pour ses profonds
sentiments amicaux, pourvu de raison dans ses arbitrages et qualifié d‟une intégrité morale. C’est en souverain éclairé curieux de son époque qu’il vit environné d‟esthétisme et d‟érudition ; s‟entourant d‟inventeurs 98 et de chercheurs
99, sa cour brille par la protection qu’il apporte aux sciences et aux beaux-arts.
Prince humaniste, son milieu intellectuel est aristotélicien comprenant
philosophes naturels et alchimistes 100 tels John Dee ou Heinrich Khunrath
(c.1560-1605). Inlassablement à l’écoute des faits naturalistes et des secrets
artificiels, les matières touchant l‟occultisme l‟attirent, le soutien de
Rodolphe à l‟alchimie est inséparable de son intérêt et du mécénat qu‟il porte
aux sciences naturelles 101.
95/ Collection particulière.
96/ Evans, Rudolf II and his word.
97/ Hale, La civilisation de l‟Europe à la Renaissance, p.294
99/ Spicer, « The role of “invention” ».
100/ Eamon, « The scientific education of a Renaissance prince », p.129-138
101/ Purš, « Rudolf II‟s patronage», op. cit., p.144
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Néanmoins, face aux extrêmes difficultés politiques, religieuses et familiales, l‟empereur taciturne et apathique s‟isole de plus en plus fréquemment
dans son château. Principalement au tournant du siècle, afin de guérir ses troubles schizophréniformes et sa lourde pathologie maniaco-mélancolique,
l‟habsbourgeois est entouré des médecins du Saint Empire, ainsi que l‟exigent
les mœurs de la cour, pour prendre soin du monarque.
Appointé de 40 florins Anselme en fera partie comme le stipule le précieux registre imprimé de Riegger 102.
Nous retrouvons également de nombreux autres européens tel Pietro
Andrea Matthioli (1501-1577) ou Erasmus Habermel (c.1538-1606) 103 ; la
liste exhaustive établie par Přemysl Paichl est impressionnante. L‟un d‟entre
Rudolphus II. Dei Gratia Rom. Imperator Semper Augustus 95
102/ « Leib Medici. Anselm Boetius, von ersten Januario anno 1604. Doch dergestalt, dass er außer
Erörterung täglicher nicht dienen darf. Monatl. 40fl. » Riegger, Archiv […] von Böhmen, bd.2, p.246
103/ Habermel est fabriquant d‟instruments scientifiques pour le kunstkammer. anon., Erasmus Habermel,
la « fabrique » de la science à la cour de Prague.
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eux avouera « que le médecin ne fait rien toute l'année mais donne des
pilules aujourd'hui, de la poudre le jour d‟après, un verre le lendemain,
puis draine une veine, de nouveau il sert des mouches ou des scarabées
espagnols, puis encore de l'eau brûlée, de sorte que les seigneurs doivent
vieillir et bientôt s‟éteindre. » 104
L‟interdépendance de ses périodes contemplatives et actives, ses
prééminentes dichotomie politique et bipolarité intellectuelle mobilisent
thérapeutes mais aussi astrologues, mages et charlatans à son chevet,
influençant certainement les difficiles 105 dernières années de son règne.
En quête de la beauté et de l‟authenticité célébrées par tous les arts et
soucieux d‟une acquisition du spectre de la création, il accumule de rares
curiosités issues du monde naturel et des objets artistiques inspirés des secrets
de la Terre pour fonder un prodigieux Kunst- und Wunderkammer dans son
château de Hradčany surplombant Prague. Cet édifice,
« remplit une triple fonction. Du point de vue des sens, il sert, par ses
œuvres d‟art humaines, à satisfaire la contemplation esthétique, et par
les productions de la Nature […] à assouvir la curiosité et la quête effrénée d‟impressions nouvelles. Du point de vue de l‟intellect, ce cabinet a une fonction cognitive, montrant l‟art et le savoir de l‟homme et
révélant les infinies possibilités de la Nature. Du point de vue
pratique enfin, il sert […] à conférer un pouvoir sur le monde. » 106
Hormis le caractère fantastique des objets, c‟est aussi l‟esthétisme
de leur arrangement et de leur présentation qui attire l‟attention du visiteur.
Sans toutefois qu‟il n‟y ait de désir de systématisation purement scientifique
107
de la part du souverain, il faut y déceler l‟expression harmonieuse de
l‟ordre de Dieu et discerner dans le micro-macrocosme l‟analogie d‟une
dépendance mi-métique des arts humains envers la nature et le monde.
Ces collections, réfléchissant non seulement ses goûts et
particulièrement son caractère, sont composées de sculptures, bronzes,
tableaux, faïences, médailles, monnaies, automates, horloges, globes
célestes mécaniques, instruments scientifiques, mirabilia, animaux exotiques
vivants et empaillés. Elles furent en partie référencées 108 dans un manuscrit
illustré de croquis par l’antiquaire impérial Daniel Fröschl.
104/ « Osobnì lékař Rudolfa II., Quarinoni se přiznal, že si osobnì lékaři knìžat a králů „dělajì z jejich
žaludků živé apatykářské pušky, že medik celý rok nic nečiní, než podává dnes pilule, zítra prášek, pozítří
nějaký nápoj, jindy pouštì žilou, potom zase podává španělské mouchy nebo brouky, pak zase nějakou
pálenou vodu, pak to, pak jiné předepisujì a nařizujì, takže ty panské osoby musì zestárnout a zvadnout
brzy.“Paichl, Historie plzeňské medicìny, p.89-90.
105/ Bérenger, Histoire de l‟empire des Habsbourg, p.413-417
106/ Béhar, Les langues occultes de la Renaissance.
107/ Bukovinská, « The known and unknown kunstkammer of Rudolf II », p.199-227
108/ „Von Anno 1607. Verzaichnus, was in der Röm:Kay:May:Kunstkammer gefunden worden.“ Conservé
à la bibliothèque de Vaduz, Liechtenstein.
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On n‟y recensera pas moins de 179 objets en ivoire, 50 en ambre et
en corail, 600 récipients en agate et cristal, 185 objets en pier-res précieuses et
des diamants non taillés 109.
UNE LIGUE BELGE CHEZ UN PRINCE PRATICIEN
En cette fin de Renaissance les hommes de l‟art, philosophes, scientifiques,
médecins et artistes existaient en partie grâce à la protection d‟un prince 110.
Les besoins matériels liés à leurs travaux, leurs recherches ou leur
salaire étaient défrayés pour leurs contributions au génie du souverain et à sa
renom-mée, à l‟extension et à la croissance économique du royaume ; ils
pouvaient en outre bénéficier d‟attributions sociales et nobiliaires 111.
Pour ces personnages, le prix d’excellence à payer pour se maintenir
au pinacle pouvait être des plus coûteux ; la création d‟une œuvre était
accompagnée, comme le corrobore expressément Boece de Boodt, de
« peines, fâcheries, & soucis » 112. Mais c‟était là le quotidien de
l‟élite culturelle des hommes des arts et des sciences venus des riches
contrées que Rodolphe II recherchait, accueillait, soutenait, encourageait et
rétribuait dans son cercle hétérodoxe.
« Il vaut cependant la peine de se rappeler que le comportement du savant qui évolue à la cour est dans une certaine mesure calquée sur celui
des autres courtisans. Il est forcé d'adopter des usages, des rituels qui
caractérise la vie sociale de la cour. Ainsi en est-il du cadeau, de
l'échange, du don. Les productions scientifiques dédiées par leurs auteurs à des aristocrates dont ils attendent le patronage font partie de ce
109/ Friehs, « The Kunst und Wunderkammer of Emperor Rudolf II »
110/ « La cour est une agrégation d’individus autour d’un prince, c’est-à-dire avant tout d’un homme
de pouvoir. Dans ce milieu très hiérarchisé, chacun trouve sa place en fonction du statut qui le lie au prince.
Le patronage que celui-ci accorde aux artistes, aux lettrés et aux savants participe d’une même logique,
essen-tiellement politique. Les savants distingués du prince sont des clients dont les talents sont utilisés
en fonc-tion d’un idéal de cour. Les attentes du prince sont multiples, qui visent toutes à asseoir, consolider
ou affir-mer un pouvoir. La première d’entre elles est un désir de gloire, de prestige. À côté d’autres
manifestations telles que le rituel de cour, l’étiquette, le théâtre, le spectacle ou le mécénat artistique, la
science de cour sert dans une certaine mesure la propagande de cour. Elle sert à générer des productions
symboliques qui reflè-tent la suprématie et le pouvoir politique d’un prince ou d’une dynastie. Des
bénéfices pratiques sont plus spécifiquement attendus du patronage accordé à un nouveau genre de
savants ; leurs compétences à la fois théoriques et pratiques doivent servir à l’amélioration des techniques
militaires, de l’économie, de la santé, autant qu’à l’expansion géographique. Elles doivent servir les visées
impérialistes et capitalistes naissantes. La science, comme partie intégrante de la culture, est également
un outil de propagande dans l’émergence des nationalismes. Elle est encore envisagée tantôt comme une
arme dans le contexte des luttes politico-religieuses, ou au contraire comme un outil prometteur d’union
et d’harmonie dans un programme de réfor-me intellectuelle plus large. Enfin, de façon beaucoup plus
complexe, le prince entend être initié au savoir, pénétrer les secrets d’une philosophie qui, le conduisant à
une meilleure compréhension d’un univers dans lequel il se croit investi d’une mission divine, doit le
conduire à dominer la nature et le monde. » Bernès, « Cours savantes », p.44-45
111/ Halleux, « Les princes praticiens du XVIe siècle », 20°mn.
112/ ABB, Le Parfaict Joaillier, ‘advertissement de l’autheur’.
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rituel. Les multiples dédicaces des ouvrages savants sont à cet égard
significatives. Le même rituel président dont ou à l’échange de pièces
pour les musées d'histoire naturelle, les cabinets de curiosité ou les jardins botaniques. L'exemple de L‟Étrenne ou la Neige sexangulaire de
Kepler porte de manière exemplaire l‟empreinte de ce rituel de cour.
Dans ce petit traité dédié au plus cher de ses protecteurs, Johannes
Matthaüs Wacker von Wackenfels, personnage éminent de la cour de
Rodolphe II, Kepler cache une réflexion mathématique profonde - trouver dans cette infime parcelle de matière qu'est le flocon de neige les
correspondances géométriques où se lit œuvre de Dieu - dans une rhétorique caractéristique de l'humanisme de cour, caractérisée par la surprise, le paradoxe, la variété, les traits d'esprit et les allusions érudite »
113
.
Pour un peintre le dû est aisé tel Arcimboldo (1527-1593) le milanais
conseiller artistique et maitre des cérémonies récompensé du titre de comte
palatin pour son Vertumne 114 ; ABB s’en inspirera pour son autoportrait, (cf.
couverture du présent ouvrage). En 1584 le mathématicien italien Fabrizio
Mordente (1532-1608) lui dédie son Traité du Cercle 115, imprimé à dix-huit
exemplaires à Anvers. Dans ses entretiens éclectiques il écoute le rabbin polonais Judah Loew ben Bezabel dit le Maharal (c.1520-1619) qui lui dévoile la
kabbale et à la fin de sa vie en 1609, il s‟attache Michaël Maier 116 (15691622) du Holstein auteur de l‟Atalanta fugiens, comme médecin alchimiste s’il
en est, qui recevra aussi le titre de comte palatin. Figure également dans ses
premiers cercles Šimon Tadeáš Budek qui se décrit lui-même comme le prospecteur de sa Majesté en trésors, métaux, pierres précieuses ainsi que tout autres secrets de la nature.
Fuyant la Furie Espagnole, le sac d‟Anvers de novembre 1576, nombre
des protégés impériaux sont issus des Spaanse Nederlanden ; ils représentent
une société tout aussi influente que celles des italiens, des silésiens ou des bohêmes eux-mêmes. S‟attirant sa profonde amitié, de 1576 à sa mort, Bartholomaeus Spranger le brabançon (1546-1611) officiellement peintre de la cour
impériale contribue à l‟Allégorie 117 de ses vertus et qualités, lui consacre de
plus son œuvre intitulée Rudolpho II. Caes. Aug. Diva Potens, charitesque
tuum diademate cinctum jam caput esse velint. 118
113/ Bernès, ibid., p.48-49
114/ Arcimboldo, Rudolf II som Vertumnus.
115/ Mordente, Il Compasso.
116/ Klossowski de Rola, Le jeu d‟or, p.59-132
117/ Spranger, The reign of Emperor Rudolf II.
118/ « En l‟honneur de Rodolphe II que la Puissante Déesse et les Grâces désiraient depuis longtemps voir
couronné du diadème. »
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Augier Ghislain de Busbecq (1522-1591) d’Ypres est chargé
d’affaires pour l‟empereur à la cour d‟Henri III de 1579 à sa mort. Il est
ambassadeur à la cour turque pour Ferdinand I, conseiller de Maximilien II
et il voyagea de manière incessante. Accompagné du médecin Willem
Quackelbeen, il était en outre épris de botanique et resta en correspondance
avec Charles de l‟Écluse et Pierre André Matthiole - Pierandrea Mattioli (1501-1577) à qui il envoya des échantillons.
Mais Busbecq est avant tout celui qui en achetant deux manuscrits,
réintroduisit Dioscoride en occident - de Constantinople à la cour d‟Autriche que Matthiole, source primaire de de Boodt, commentera, enrichira et fera
éditer en 1544.
Philippe de Monte (1521-1603) de Malines est lié à de Boodt ; Kapellmeister des Habsbourg depuis 1568 il dédicace une première pièce musicale à
l‟empereur en 1580, « je suis un de ceux qui faisant de la musique une profession ont essayé de lui ouvrir une nouvelle voie, pour charmer et distraire à la
fois ceux que les affaires de la politique absorbent » 119 puis une seconde
en 1584 120. Issu de la même ville, Rembert Dodoëns (1518-1585) herboriste
121 est son premier médecin personnel.
Charles de l‟Écluse ou Clusius (1526-1609) d‟Arras en Flandre
espagnole - ami du précédent, de Philippe de Monte et de de Boodt comme lui déjà présent chez son père Maximilien II, un temps résident
chez Guillaume Rondelet (1507-1566), est le botaniste à qui Rodolphe confie
ses serres et jardins.
Certains des parrainés impériaux sont gratifiés pour travailler en
dehors du cercle praguois afin d‟y acheminer des innovations artistiques.
Tel est sans doute le cas de cet autre compagnon d‟Anselme, Janus
Lernout, Lernutius, (1545-1619), poète dont l’empereur adorait la
versification, devenu échevin de Bruges sa ville natale, ayant séjourné à
Paris ou en différentes autres académies d‟Europe qui recevra des lettres
de noblesse pour lui et sa descendance en 1581.
119/ Van Doorslaer, La vie et les œuvres de Philippe de Monte, p.76.
120/ Canto di Filippo Monte Maestro di Capelle della S.C. Maesta dell‟Imperatore Rodolfo Secondo. ibid.,
p.101
121/ Il publia son histoire des plantes avec le concours de Charles de l’Écluse.
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Trois anversois se trouvent à Prague en 1590, Jan de Vries - ou
Hans Vredeman de Vries - (1527 - c.1606) l‟architecte Joris Hoefnagel
(1542 - 1601) issu d’une famille de diamantaires, artiste naturaliste
scientifique qui réalise l’Album d'insectes 122 pour le monarque et Jan
Vermeyen (avant 1589 - 1606) l’orfèvre joaillier actif à la cour à qui est
attribuée l’exécution de la couronne impériale 123 privée en 1602 124.
« Le plus marquant est sans doute la splendeur des reliefs gravés sur
les quatre faces de la mitre, représentant les couronnements à
Ratisbonne, Bratislava et Prague ainsi que la victoire contre les Turcs,
qui sont les quatre principaux titres de Rodolphe II : général,
empereur, roi et à nouveau roi. On remarquera par ailleurs l'émail
merveilleusement travaillé par l’orfèvre Jan Vermeyen d’Anvers,
ainsi que la riche bordure de perles et de pierres précieuses qui
s’inscrit dans un programme iconographique complexe. »
L‟historiographe Jacques Typoets ou Typotius (1540-1601) de
Diest dans le Brabant devient un homme central à la cour où il arrive en
1594. Il publie en 1601 le Symbola divina & humana, un livre d’explication
d’emblèmes et de devises des souverains auquel participe encore un
anversois à qui Rodolphe avait attribué une pension dès son arrivée à Prague
où il décèdera, le graveur Egidius Sadeler. Grand ami de ce dernier, à la
mort de Typotius, de Boodt achève le troisième volume du Symbola édité en
1603.
Roelandt Savery (1576-1639) de Courtrai peint les animaux du zoo impérial (the Dodo), Adriaen de Vries (1545-1626) le sculpteur de La Haye immortalise son héroïsme (Bust of Rudolf II) en 1603 et sa protection des
arts (Rudolf II introducing the Liberal Arts to Bohemia) en 1609.
L’empereur décède avant la signature des actes de nomination au
titre de comte palatin à l‟anversois Jean Gruter (1560-1627) qui lui avait
dédié ses Inscriptiones en 1602.
Hormis cette ligue belge, il appellera successivement auprès de lui
Tycho Brahe (1546-1601) qui profite d‟appointements faramineux de 3000
florins 125 puis Johannes Kepler (1571-1630).
Précédés de leur notoriété respective, Brahe qui médicamente le
souverain par des élixirs est au préalable mathematicus - S.C. Majest.
Mathematici - astrologue, tout comme se présente Kepler sur la page de titre
122/ Bibliothèque royale de Bruxelles.
123/ Leithe-Jasper & Distelberger, The Kunsthistorisches Museum Vienna.
124/ Vermeyen, Le trésor impérial.
125/ Koestler, Les somnambules, p.297
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de la Strena en 1611 126 ; ils honorent en conséquence Rodolphe en lui
prodiguant les thèmes nécessaires à sa santé mentale.
Kepler erra misérablement pendant de longues années à la
recherche d’un mécène dans les différentes cours européennes avant de
devenir résidant à l'observatoire de Prague avec Brahe en 1600 puis d’en
prendre les commandes à la mort de ce dernier.
Il avait offert en guise d’étrenne la Strena 127 à son donateur, petit opus
où il tente de « trouver dans la matière, fût-ce dans une infime parcelle, les
correspondances géométriques où se lit l’œuvre de Dieu.» 128
Les besoins de Kepler pour ses recherches étaient incessants ; Koyré cite
l’astronome : « je supplie Votre Majesté de songer que l‟argent est le nerf de
la guerre et de vouloir commander à son trésorier de livrer à votre général les
sommes nécessaires pour la levée de troupes nouvelles ».129
Cette imploration sera entendue comme l’évoque le frontispice de sa
dernière œuvre, les Tabulae Rudolfinae (1627), réalisée en hommage à son
mécène décédé depuis quinze ans : l’aigle impérial y distribue l’argent sonnant
et trébuchant sur les recherches et les instruments de l’astronome, illustrant la
causalité des travaux des „hommes de l’art‟ de la cour du prince.
Frontispice des 'Tabulae Rudolfinae'
de Kepler - 1627 130
126/ Kepler, Strena seu de Nive Sexangula.
127/ « … Kepler écrit la Strena, divertissement savant par lequel il offre à son protecteur la plus belle
étren-ne qui puisse lui convenir, à lui cet amoureux du Rien : un flocon de neige, si beau, si fugace, que, si
on le prend dans la main, il fond, il disparait et il ne reste rien. Rien, Kepler l‟explique dans sa dissertation,
qui témoigne de l‟ambiance régnant à la cour : il multiplie les allusions érudites, les digressions, les
œillades au lecteur complice… ». Maitte, Histoire des cristaux, p.88
128/ Kepler, L'étrenne ou la neige sexangulaire, p.7
129/ Koyré, La révolution astronomique, p.281
130/ Collection particulière.
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ANCIENS ET MODERNES, UNE SYNTHÈSE HUMANISTE 131
De Boodt est donc devenu médecin, sa première fonction, celle qui l‟attache à l‟empereur et qui le lie à l‟empire. Il a orienté ses études vers ce domaine et ses prééminences intellectuelles en sont majoritairement issues. Dans
le Parfaict Joaillier, le mot maladie est employé près de soixante fois, maux
vingt fois, malade vingt-cinq fois ; le mot Médecin toujours en majuscule, au
singulier ou pluriel, est utilisé vingt-cinq fois aux fins de certifications de faits
médicaux. L‟influence de ses précepteurs en médecine démontre une nouvelle
fois son éclectisme avéré.
Dioscoride (c.40-c.90) au début de l‟ère chrétienne, cité douze fois, est
pharmacologue adossé aux trois règnes, il écrit le premier herbier connu et
dédié à une pharmacopée botaniste. Son de Materia Medica est transmis, annoté et expliqué par les médecins du monde arabe. Il est ensuite imprimé une
trentaine de fois de 1478 date de sa première édition, jusqu‟à 1544 où il est
commenté, traduit et publié par Mattioli. Cette encyclopédie, toujours richement illustrée, présente en outre un court et fameux chapitre sur les métaux,
les roches et les gemmes, sélectionnés en fonction de leurs vertus curatives.
Sans en être l‟origine, il est la base de la lignée des lapidaires médicaux et
restera une source scientifique sûre pour les traités minéralogiques bien après
la Renaissance. La Materia Medica et les annotations de son traducteur font
autorité absolue dans la seconde partie du Gemmarum.
Galien (c.129-216) cité dans vingt pages, rationaliste, enseigne « que les
mœurs de l‟esprit suivent la constitution du corps » p.126. Pierandrea Mattioli,
Matthiole, (1501-1577) cité seize fois est aussi herboriste, botaniste italien il
fut médecin personnel de l‟empereur romain germanique Ferdinand I° de
Habsbourg (1503-1564), puis de son fils Maximilien II (1527-1576), père de
Rodolphe II.
Nicolas Monardes (c.1493-1588) espagnol, cité dix fois, herboriste
avant tout mais aussi inventeur occidental du jade en 1565, est consulté pour
ses connaissances médicinales proprement appliquées aux gemmes.
Paracelse (1494-1541), cité six fois, est métalliste, plus qu‟herboriste,
persuadé d‟une part que les minéraux peuvent produire des effets guérisseurs
et vivifiants pour les hommes et avant tout que la formation des maux ne se
situe pas dans les notions humorales galéniques mais dans une instabilité
des fondements chimiques - mercure, souffre, sel - du corps humain. Il assume
la théorie des signatures qui unit les organes à une planète, un végétal ou un
minéral.
131/ Zylberman, « Boece de Boodt, Dernier lapidaire et premier gemmologue ».
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Bien mal lui en prit. Le Gemmarum relate l’imposture du médecin Suisse, mort selon ses disciples de l‟ingestion de poudre de diamant en autoguérison, Anselme étant cependant surpris qu‟un tel homme n‟ai pas su se prémunir d‟une mort dans la force de l‟âge. Il aurait ainsi soit « menti quand il a
dit qu'il avait des onguents qui étaient des remèdes à toutes maladies, & allongeaient la vie », soit « il n‟a pas pu rappeler sa vie par ses médicaments
tant loués dans les approches de la mort ».
Par ailleurs, Anselme réfute formellement les « péril [de la poudre]
& l‟endommagement » de l‟appareil digestif qui auraient pu provoquer le
décès de Paracelse, « non pas parce qu‟elle est venin, mais parce qu‟elle
ronge les intestins par sa dureté. » p.155. Car « en vérité l'on n'a pas pu
feindre une plus commode raison que celle qui est prise de la poudre du
diamant, laquelle ils disent causer la mort », démentant par quelques
témoignages p.155-157 que « le diamant n'a donc pas une qualité venefique, ni il
ne peut pas nuire étant réduit en poudre, comme il a été tant chanté
faussement par les Disciples de Paracelse. » p.157
Eraste est l'un des meilleurs médecins de la sphère du Saint Empire ; il
fut en outre remarqué pour son opposition virulente - il le qualifia de
« chemineau innommable » - aux thèses de Paracelse 132. Fabricius est donc
anatomiste ; Joseph Quercetan, Quercetanus ou Joseph Duchesne (c.15441609), « personnage très docte de notre temps » p.540 cité quatre fois est un
médecin hermétique paracelsien - en relation avec Nicolas Barnaud - partisan
de l‟introduction des médicaments chimiques dans la thérapeutique ; Andreas
Libavius cité trois fois, « très docte » p.435 médecin devenu chimiste par la suite, adhère au galénisme mais repousse le mysticisme paracelsien.
Catalogue des auteurs qui sont citez en ce livre
Albert le Grand
George Agricola
André Baccius
André Libavius
Hierosme Cardan
Jacque Mockius
André Mathiole
Jean Centmannus
Bartholomy Anglois
Louys Dulcis
Dioscoride
Matthîeu Maichofer
Conrad Gesnere
Pline
François Rueus
Prosper Alpinus
Galien
Josephe Quercetan
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Comme en témoigne sa bibliographie, ABB a lu l‟ensemble des savoirs
gemmologiques et les théories émergentes minéralogiques disponibles à
son époque ; par nécessité intellectuelle, il doit inclure en conséquence les
Anciens dans son traité.
Il ne s’agit pas pour lui, comme ce fut le cas le long du Moyen Âge, de reprendre quasi littéralement les informations des uns et des autres pour créer
une nouvelle compilation encyclopédique, mais bien d‟en analyser les enseignements pour produire ses raisonnements. Assurément, Anselme fait partie de
« ces érudits du premier XVIIe siècle [qui] sont restés pour une
part des humanistes, au sens XVIesiècle du mot : accablés
et ravis à la fois devant la masse de connaissances que leur
fournissent les auteurs de l’Antiquité, dont ils n’ont pas
l’impression d’avoir épuisé les ressources. Ils continuent, ou
plutôt ils reprennent, en seconde et troisième lecture, la
collation des manuscrits, les traductions qui ont été données
avant eux et les interprétations qui ont suivi. Car ils sont
bien persuadés que ces savoirs antiques doivent être
assimilés par eux ; font partie de ce langage nécessaire
qu’ils peuvent combiner avec leurs connaissances apprises
sur leur temps, sur les nouveaux mondes et les peuples dont la
Bible ni Pline l’Ancien, ni Hérodote n’ont pu rien dire. » 133
Notre brugeois réussit le tour de force de citer, discuter, commenter
et critiquer les classiques Pline - Dioscoride - Galien afin de construire
ses concepts. Mieux, le fait de s‟inspirer de ces textes en invoquant maintes
fois leurs auteurs, lui permet de pérenniser son discours et d‟entrer dans cette
cour fermée, pour devenir lui-même un classique, le dernier de la lignée des
écrits lapidaires scientifiques grecs.
Dans cette démarche, la philosophie naturelle d‟Anselme s‟emploie à
demeurer aristotélicienne en s‟appuyant solidement sur l‟étude De la
Génération et de la Corruption par Albert le Grand (c.1206 - 1280), ce
précepte demeurant l‟assurance pour d‟éventuels contradicteurs que la
méthode du Brugeois reste en adéquation avec la scolastique.
Nous insistons sur le fait que seul Aristote est mentionné comme
auteur dans le Livre Premier, doctrine du Gemmarum, mais Albert le
Grand et son de Mineralibus rédigé vers 1250, demeure la clé de voûte de
cette partie théorique. Le dominicain y avait présenté son dessein :
« Notre intention, en traitant des sciences naturelles est de satisfaire,
selon nos moyens, un livre sur la nature dans lequel ils pourront trou132/ Eraste, Disputatio De Auro Potabili.
133/ Mandrou, Histoire de la pensée européenne, p.154-155
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ver un cours complet des sciences naturelles et qui leur offre une clé
pour l’intelligence des ouvrages d’Aristote. Quant à la méthode adoptée par nous dans cet ouvrage, elle consiste à suivre l’ordonnance et
les vues d’Aristote et à dire le nécessaire pour son interprétation, sans
toutefois faire aucune mention du texte. »
Sa philosophie naturelle médiévale transparaît tout entière comme étant le
fondement du développement des commentaires étiologiques du Brugeois ;
l‟ascendance de l‟évêque, précurseur de la synthèse, étant ici absolue 134.
Albert le Grand Evesque de Ratisbonne. 135
De là, de Boodt installe la rationalisation de ses concepts de distinction,
instaure son système gemmologique, perpétue ses observations
naturalistes, elles-mêmes étayées par la source majeure de Pline l‟Ancien «
l’infatigable explorateur des mystères de la nature ». Rédigé vers
l‟an 50 son Naturalis Historiae, titre de la première édition vénitienne de
1469, est devenu Historia Mundi dans l’édition de Beatus Rhenanus en 1530 à
Bâle.
Parmi les plus anciens lapidaires qui nous sont parvenus figure
le De Lapidibus / Traité des Pierres (c.-350 av. J.C.) de Theophraste qui fut
traduit une seule fois en français à partir de l‟anglais en 1754. Considéré
134/ Albert le Grand, Le monde minéral, les pierres, p.22.
135/ Collection particulière.
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comme la suite logique des Météorologiques et disponible au XVI siècle, il
est étrange que de Boodt ne laissa aucune explication dans ses études ni
dans ses sources sur l’absence du Liber de Lapidibus; il faudra attendre
la publication posthume de l'éditeur Ioannis Maire en 1647 qui comblera
le manque en accouplant la réédition du Gemmarum de 1636 avec
l’impression du de Lapidibus de Jean de Laet.
Les antiques sources astrologiques, magiques, divinatoire ou médicinales des lapidaires médiévaux sont toujours commentées. Citons Isidore de Séville et ses Étymologies (c.615), Anselme ne l’évoque pas mais il conduit ses
propres travaux en s'inspirant d’auteurs qui l'ont retenu. Évoquons aussi Bartholomée l'Anglais, frère franciscain à qui est attribué le Livre des propriétés
des choses terminé vers 1240.
Respect des Anciens, réalisme, écoute et observation d’un monde en évolution et innovation intellectuelle, voici le défi qu’ont lancé les hommes de la
Renaissance pour la plupart épris de lettres, novateurs et érudits. Boece de
Boodt, par ses études et ses expériences, se trouve parmi ces derniers humanistes ; inscrits dans ce profond déplacement de la pensée, les auteurs cités ciaprès vont lui permettre de former, cultiver et concrétiser ses recherches.
Comme tous les savants de son époque, il voyage pour s'instruire, rencontre
de nombreux confrères et découvre des théories novatrices. Sa bibliothèque,
les ouvrages qu'il étudie et consulte, s’ouvre à tous les écrits fondateurs du
siècle car la jeune imprimerie a permis une expansion fulgurante des savoirs.
Tous les Modernes de Boece de Boodt sont retenus par
Margolin dans sa sélection où se trouvent
« de nombreux explorateurs, cosmographes, géographes,
astronomes,
mathématiciens,
naturalistes,
médecins,
physiognomonistes, qui privilégient tous la vue et l’‘autopsie’ de Paracelse à Della Porta, de Dürer à John Dee, de Thevet à
Kepler, de Cardan à Bruno, du Cusain à Galilée, de Rondelet
à Palissy, de Paré à Belon ou de Mercator à Gesner ». Il
s’est surtout attaché « à ceux qui, tout en s’étant spécialisés
par leur profession, leur curiosité, leurs compétences
diverses, dans les domaines que nous appellerions
aujourd’hui scientifiques, ont toujours appuyé leurs recherches
et leurs travaux sur le souci de l’homme. »
La bibliothèque d'Anselme chez Rodolphe réunit tous les volumes minéralogiques de l’époque. Quand bien même cette littérature reste fortement
empreinte des lapidaires cités ci-dessus, géologie, cristallographie, chimie et
optique n’existe pas à l'état de terme ni même d'intention.
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À Paris en 1547 François Rueus - ou de la Rue - (1520 - 1585)
publie de Gemmis Aliquot. Docteur en médecine, flamand de Lille, Rueus est
particulièrement attaché au pouvoir occulte des pierres et à leur rôle dans
l‟Apocalypse.
Les propriétés réelles ou imaginaires et les causes de ces croyances préoccupent le médecin qui accorde crédit à certains pouvoirs des gemmes
tout en discutant du bien-fondé de ces assertions. Notre gemmarius a
probablement été lecteur assidu de cet ouvrage qui l‟aura aidé pour la
pharmacopée utile à son empereur.
1550 en Italie, Jérôme Cardan (1501 - 1576) édite De Subtilitate…
Succès d‟imprimerie foudroyant, les éditions, les traductions - De la
subtilité et subtiles inventions, ensemble les causes occultes, et raisons
d'icelles - mais aussi les polémiques sont multiples. Le septième
livre intitulé De Lapidibus reprend en partie la voie de philosophie
physique d‟Aristote. Il est à ce moment une source de réflexion
contemporaine essentielle et complète sur les pierres précieuses.
Jean-Baptiste de la Porte, Giambattista della Porta, (1535 - 1615)
imprime en 1554 sa Magiae Naturalis à Naples; précurseur de la méthode
scientifique émergente - annonciatrice de la prochaine Experimental natural
philosophy de Robert Boyle (1627 - 1691) et de la Royal Society -,
assimilant son art à la science, il fut le fervent promoteur de
l‟expérimentation devant dévoiler les secrets de la nature.
Bien qu‟il ne fasse pas partie des références de sa philosophie
naturelle, notre gemmologue reprend nommément les expériences de
"magie naturelle" ou autrement dit les connaissances des « secrets » du
magicien afin d‟expliquer les traitements thermiques des pierres. Et pour
cause, Porta ayant une très vaste compréhension de l‟action de la chaleur sur
les verres Murano, avait par la même occasion contrefait certaines pierres
précieuses.
A la même époque nous rencontrons Georgius - George - Agricola
(1494 - 1555) qui avec son traité de Re Metallica publié à Bâle, règne pendant
trois siècles sur le secteur des mines et la métallurgie ; plus proche de la
minéralogie, il écrit encore de Natura Fossilium.
En 1587 à Rome, Andrea Bacci (1524 - c.1600) publie en italien Le XII
Pietre Pretiose, ouvrage présentant les douze pierres de la Jérusalem
céleste. Anselme cite aussi Ludovicus Dulcis, Dolce, Louys Dulcis (1509 1568) dans les vingt-sept pages du dernier chapitre 303 et il fait témoigner
Johann Kentmann (1518 - 1574) qui collabora avec Gessner en Suisse.
Conrad Gessner (1516 - 1565), considéré comme un Pline
résurgent, serait le précurseur de la minéralogie systématique. Il est avant tout
un compilateur aux vastes champs d‟investigation zoologique, ornithologique
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et botanique ; il possède une collection de minéraux acquise lors de ses
excursions alpi-nes. De plus, Gessner est un lecteur très avisé d‟Aristote. De
Boodt est forte-ment imprégné de l‟œuvre naturaliste de son aîné et il n‟hésite
pas à lui emprunter une illustration pour la reproduire, fait qu‟il réitère
plusieurs fois (ex.: p.384, 436, 445).
À son corpus thérapeutique, de Boodt aura donc adjoint ses
sources doctrinales puis ses lectures gemmologiques.
LE TRIOMPHE DU PRATICIEN
Homme célibataire, dévoué au Christ et à l‟empire, fidèle en amitié, sa
seconde devise inscrite sur son portrait gravé par son ami Sadeler se
référant tout d‟abord à la place de Dieu dans la création, Sumes Stabile Uno
136
, L'Unique, le centre du cercle, qui se réfère à Christ dans la création sans
fin. Sumes Stabile Uno, Inébranlable Par l’Unité, ce second anagramme de
Anselmus Boetius, suggère qu’il développe de puissants jeux d‟influence et
d‟interdépendance à la cour, encouragé en cela par cette unité de la
prépondérante communauté flamande.
Après le décès de Typotius, son implication dans l‟édition d‟art
emblématique 137 du troisième volume du Symbola 138 en 1603 - comprenant
sur la page de titre le compas dessinant la circonférence du monde - lui
confère définitivement sa stature alchimiste hermétique qui lui permet d‟être
intronisé parmi le premier cercle des courtisans érudits et artistes.
À cette période où « le recours au langage allégorique et au symbolisme
pictural devient systématique » 139 cet Emblemata restait un élément
manquant à la souveraineté de Rodolphe. Toutes les cours européennes
avaient peu ou prou obtenu leur impression de cette chimère humaniste
reposant sur la réflexion de textes cryptés et d‟images psychiques, sur un jeu
de répercussions codifiées de devises classiques et d‟icônes souvent
profanes. Kahn développe cet engouement 140 :
« Autre trait caractéristique de la Renaissance : l’interprétation
alchimique de la fable antique. Cette tendance n’est certes pas une
innova-tion de la Renaissance : la voie avait été ouverte dès le XVIe
siècle par Petrus Bonus, qui lui-même exploitait une tendance déjà
latente dans le De mineralibus d’Albert le Grand. Mais l’expansion
du mythe de la prisca theologia, le renouveau des studia humanistatis
136/ Stabile : durable, ferme, solide, stable.
137/ Roob, Le cabinet Hermétique.
138/ ABB, Symbola, 1603. Ce troisième volume, le plus conséquent, sera réimprimé une dizaine de fois
jusqu‟à nos jours.
139/ Halleux, « Le mythe de Nicolas Flamel ».
140/ Kahn, Alchimie et Paracelsisme en France, op. cit., p.55, 66
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et le goût général pour l’emblème et le sens caché favorisèrent chez
les alchimistes de la Renaissance l’idée que les anciens avaient
voilé les secrets de leur art sous les fables de la mythologie. »
Kahn a également synthétisé les éventails de ce puissant courant
alchimique faisant partie intégrante des sciences contemporaines :
« Si l’on souhaite caractériser brièvement le marché de l’édition
alchi-mique dans la première moitié du XVIe siècle, on le dira
dominé par trois courants majeurs : celui de l’alchimie médicale,
qui se distingue malaisément de la littérature de distillation ; celui de
l’alchimie technico-métallurgique, dont les ouvrages proposent des
recettes de fabrica-tion de couleurs et de préparation diverses des
minéraux et métaux ; et celui de l’alchimie transmutatoire, qui se
confond avec l’alchimie médicale. »
C‟est sur la richesse et la complexité de ces vastes territoires intellectuels que le Brugeois s‟appuie pour écrire le Gemmarum & Lapidum.
Au cœur de ce cénacle, entouré de ses compagnons, bardé de ses diplômes en
médecine, adossé sur ses connaissances géologiques, accoté sur ses perceptions minérales, pourvu de savoirs alchimiques, homologué dans sa pharmacopée, outillé de l‟art spagirique - qualité indispensable pour un locataire du château de Hradčany -, arcbouté sur les fabuleuses collections impériales et installé dans sa bibliothèque, Anselme de Boodt peut dorénavant se consacrer à la
contemplation des gemmes, minéraux et fossiles, à leur étude approfondie, à
l‟expérimentation de leur médicamentation et à leur catalogage.
Après avoir colligé sa documentation, celle de la seconde partie encyclopédique, cette entreprise aboutira à la rédaction de son œuvre finalement éditée en
1609. Rodolphe témoignera de son respect pour cette publication du Gemmarum en lui versant la somme de mille florins cette même année.
Jusqu‟à notre publication, la date témoin de rédaction de 1604 était celle
retenue par Hubicki 141 : « une once [de perle pour les usages de la médecine]
à présent 1604 est vendue un thaler » p.225. Mais nous avons relevé, à propos
des bézoards, qu‟il écrit que l‟« on vend l‟Orientale cette année 1600 […]
dans la basse Germanie, du poids d‟une dragme, deux ducats, & quatre dans la
haute Germanie. » p.475 ; cette assertion nous permet d’affirmer que l’écriture
du Gemmarum avait débuté a minima à cette date.
Le titre de l‟édition princeps du Gemmarum nous suggère bien la lecture d‟un traité alchimique attenant aux gemmes, de leur origine, nature, force leur pouvoir - et prix d'achat, tout autant que les modes de distillation par la
chimie d‟où huiles, sels, teintures et essences peuvent être reproduites. Cette
141/ Hubicki, « Boodt, Anselmus Boetius De ».
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édition comporte de plus la dédicace hermétique bienfaisante du glorieux destin de l‟empereur.
L‟éditeur prosaïque de la traduction française de 1644 s‟adresse lui aux ioüailliers ; hormis l‟attrait gemmologique et commercial « où sont amplement descrites leur naissance, juste prix, moyen des cognoitre, & se garder des contrefaites », ce succès d‟imprimerie est autant dû aux descriptions minutieuses des
cristaux, pierres et fossiles qu‟à la demande d‟apothicaires qui médicamentent
allègrement les facultez medicinales, & propriétés curieuses du livre second.
Le dessein du médecin pour cette partie est sans équivoque :
« L’expérience nous fait voir que l’aimant cherche l'union du
fer, que la sarde, le corneoles, & le jaspe rouge arrêtent le sang
même qui coule des plaies p.109, de même, la vertu d'arrêter le
sang qui réside dans l'hématite p.30. Les unes provoquent l’urine
comme la pierre nephritique, la perle, la turquoise ; d’autres
excitent la sueur comme le bezoard, ou purgent comme les
malachites ; certaines détournent les malheurs comme la
turquoise, ou nous garantissent des démons, des enchantements, &
des maladies comme le corail. » p.12
Sous le sceau de l‟honnêteté, il décrit de manière circonstanciée les modes de préparation pharmaceutiques ou d‟apposition des gemmes puis leurs
bienfaits et conséquences d‟éventuels effets secondaires. Dans une évaluation
partielle, nous avons relevé une centaine de maux soignés par les gemmes.
Adossé sur Dioscoride / Matthiole (1544), mais principalement issue de ses
propres experimenta, de Boodt dresse, sous les Forces et Facultés, une pharmacopée encyclopédique des gemmes utiles à guérir l‟organisme, trahir l‟adultère, inviter à la chasteté, calmer l‟esprit ou à lutter contre les démons. Elles soignent l‟apoplexie, la bile, les calculs des reins, fortifient ou régénèrent
le cœur et dilatent le foie. Elles sont préparées contre la constipation, dénutrition, dysenterie, épilepsie, frénésie, petite vérole, tuberculose, la goutte ou
les fièvres et les hémorragies.
Mais avant tout, gemmes et fossiles sont au service de Rodolphe afin
de lutter contre son irrémédiable mélancolie 142.
Dans l‟ouvrage, les fonctions curatives des pierres sont intégrées
dans les différences élémentaires, les éléments sensibles des gemmes, utiles
à leur distinction. Mais les propriétés citées n‟y ont à priori pas d‟explications
rationnelles, logiques ; c‟est par l‟étiologie aristotélicienne qu‟il faut
analyser ces pouvoirs déjà présents dans les séminaires lors de leur création.
Concernant les implications et les fonctions alchimiques d‟Anselme,
nous renvoyons à la profonde étude de M. Ivo Purš, Anselmus Boëtius de
142/ À venir : « Les grenats de l‟empire », N. Zylberman.
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Boodt : physician, mineralogist and alchemist et citons à nouveau ce même
auteur qui, relevant la complexité des lectures possibles du gemmarum, nous
permet d‟appréhender le fantastique microcosme de la cour Rudolphine :
« La tentative pour définir la relation de Boodts avec ces différents courants reste encore compliquée par le fait significatif que
cette relation s’est développée au cours de sa vie. Mais c’est précisément pour cela qu’elle représente une facette intéressante de
la diversité des points de vue existant dans le milieu intellectuel
des enseignements alchimiques, des théories magiques et hermétiques de la Cour dans laquelle, implicitement, la relation avec les
aspirations hermétiques de l’empereur Rodolphe se reflète. » 143
UNE VIE SIMPLE ET MODÉRÉE
En janvier de l‟année 1604 Anselme Boece de Boodt, appointé
d‟un salaire de 40 florins 144, est nommé conseiller - et surtout médecin
personnel de l‟empereur - Rodolphi II Roman 145. Imperatoris cubicularius
medicus
comme
le
spécifie
son
portrait
par
Sadeler.
Il conservera ce titre et cette fonction jusqu‟à la mort de son
protecteur comme en attestent toutes les pages de titre de ses éditions. Dans le
Symbola 1603 il est attaché à la cour, Sac. Caes. Maj. avlae medici. Par la
suite, il est au service de Rodolphe dans le Gemmarum 1609 : Rudolphi
Secundi Imperatoris Romanorum, Personae Medici comme dans l‟édition
posthume de 1636, Rudolphi II, Imperatoris Medicus et pour la réimpression
de 1647 Rudolphi II. Imperatoris Medicus ; idem dans Le Parfaict Joaillier
1644, Médecin de l‟Empereur Rodolphe II. Dans De Baene, 1628, œuvre
intime, il ne fait pas apparaitre sa position rudolphine mais son diplôme
licentia et in […] medecine. Enfin, de Wrée apposera son titre sur le
Florum, 1640, Rudolphi II. Imp. Roman Medici a cubiculis.
Après le décès de son bienfaiteur en 1612, Anselme reste deux
années dans l‟attente d‟un solde de 3160 florins qu‟il mentionnera encore
dans son testament olographe 146 ; pour recouvrer cette somme, il tente une
143/ „Der Versuch einer Definition von de Boodts Beziehung zu diesen unterschiedlichen Strömungen wird
noch durch die deutliche Tatsache kompliziert, dass sich diese Beziehung im Laufe seines Lebens
entwickelt hat. Allerdings stellt sie gerade deshalb eine interessante Facette in der Unterschiedlichkeit der
Standpunkte dar, die im intellektuellen Milieu des rudolfi nischen Hofes zu den hermetischen,
alchemistischen und magischen Lehren eingenommen wurden und in denen sich implizit auch die
Beziehung zu den hermetischen Aspirationen Kaiser Rudolfs selbst widerspiegelte.“ Purš, « Anselmus
Boëtius de Boodt, Pansophie und Alchemie », op. cit., p.61, traduction personnelle.
144/ „Leib Medici. Anselm Boetius, von ersten Januario anno 1604. Doch dergestalt, dass er
außer Erörterung täglicher nicht dienen darf. Monatl. 40fl.“ Riegger, Archiv […] von Böhmen, op. cit.,
bd.2, p.6 (246). Notons que Kepler reçoit des émoluments équivalents.
145/ Roman ou Roma selon les différentes impressions.
146/ [ABB], anon., « Testament olographe », p.382
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médiation infructueuse par l‟intermédiaire des jésuites de Prague puis par
un cousin 147. Frustré, il ramènera ses précieux albums dessinés sur la flore et
la faune qu‟il avait exécuté pour l‟empereur.
« L’âge et l'influence du siècle avaient augmenté son amour pour la
religion [, il] fut d'une dévotion exemplaire » 148. Rentré définitivement à
Bruges en 1614, dans l’ascèse, entre fonctions honorifiques et piété
religieuse, le Christ gravé sur la page titre du De Baene affichera sa foi pour
la postérité, il forme des cercles lettrés et poétiques avec ses amis Lernutius et
Vossius « qui s'adonnaient avec bonheur au culte des muses »,
« Ces savants se voyaient souvent, se consultaient sur leurs
travaux, se jugeaient avec une juste, mais bienveillante sévérité et
ne consentaient à laisser imprimer leurs productions qu'après
les avoir fait passer au creuset d'une critique minutieuse, qui
devait nécessairement offrir une garantie de succès. » 149
Il publie « Le chemin de la vertu », De Baene des Hemels ende
der Deugden en 1628 et il poursuit ses recherches naturalistes en faisant éditer
en 1640 à titre posthume, comme indiqué sur la page de titre, par son
complice Olivier de Wrée - ou Vredius - les Florum, herbarum ac fructum
selectiorum icones et vires qui « témoignent de la double expérience
d'Anselme de Boodt en tant que médecin et naturaliste. L'ouvrage propose
en effet la description morphologique et la représentation d'une soixantaine
de fleurs, de fruits et de plantes dont l'auteur fournit les propriétés curatives
„pleraeque hactenus ignotae‟. Anselme de Boodt débute la description de
chaque plante en mentionnant sa dénomination en différentes langues : latin,
grec, français, néerlandais mais aussi allemand, italien, espagnol, arabe et
même tchèque » 150.
« Doué d'une philosophie saine et paisible, il passa ses dernières
années à développer en lui les sentiments religieux qu’il avait constamment
nourris, et sur lesquels il avait toujours réglé sa conduite» 151. Léguant ses
biens à ses proches et à l‟église il s‟éteint le 21 juin 1632 à l‟âge de 82 ans.
« Ainsi s’écoula la vie de notre Anselme au milieu des jouissances de
l’étude et des douceurs de l’amitié » 152.
Il fut enterré à l‟église Notre-Dame dans le caveau familial ; on lisait
autrefois son épitaphe qui était accompagnée d‟armoiries 153.
147/ De Smet, « Het testament van Anselmus de Boodt », p.271-272
148/ Goethals, op. cit.,p.101
149/ Carton, van de Putte, Delepierre, Biographie des hommes remarquables de la Flandre, T.1 p.284.
150/ Van Hoorebeeck, « Botanique ».
151/ Kickx, « Esquisses », op. cit., p.24
152/ Kickx,« Prologue », op. cit., p.vi.
153/ De Meyer I. J., Analectes médicaux, p.182-183.
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Sub lapidem quem infra vides
Jacet Nob. Vir.
Anselmus Boëtius de Boodt,
Quem Rodolphus II Imp. quod omnem calleret
Scientiam, Subi Domesticum et a Consiliis
Esse voluit. Coelibe et moderata vita
Factus octogenario major.
Obiit XXII juniiM D C XXXII
Precare lector,
Ut qui coelebs hic vixit etiam coelo beatus
Eternum vivat.
Grafschriftvan Autheur / Auctoris epitaphium. / épitaphe de L'autheur. 154
154/ Épitaphe d'Anselmus Boëtius de Boodt dans l‟église Onze-Lieve-Vrouwekerk à Bruges, décédé le 21
juin 1632. Au centre une représentation de la Sainte Trinité ; de chaque côté des colonnes ; en haut du
chapiteau, son blason au trois barques, « boot ». En bas, plaque à épitaphe de neuf lignes en latin. Partie du
premier des albums de dessins d‟histoire naturelle commandé par l’empereur Rodolphe II. Encre et
mine sur papier. H 43,0 cm x l 27,0 cm. Rijksmuseum, Amsterdam, domaine public.
(À suivre - Anselme Boece de Boodt, 1550-1632, Gemmologue Praticien. De Bruges
à Prague, Itinéraire Européen d‟un Humaniste - 3ème partie, bibliographie, catalogue
des auteurs et références)
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