L'étrange Défaite
Par Marc Bloch
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À propos de ce livre électronique
Marc Bloch
Marc Bloch, one of the great historians of our time, was born at Lyons in 1886 and educated at the Ecole Normale in Paris. He was for many years Professor of Medieval History in the University of Strasbourg before being called in 1936 to the Chair of Economic History at the Sorbonne. He fought in both World Wars, volunteering for active service in 1939 when he was already fifty0three. After the fall of France in 1940 he went to the South, where he taught successively at the Universities of Clermont-Ferrand and Montpellier. When the South too was occupied he joined the Resistance, but was caught by the Gestapo, tortured, and finally shot in the neighborhood of Lyons in June 1944.
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Aperçu du livre
L'étrange Défaite - Marc Bloch
L'étrange Défaite
L'étrange Défaite
AVANT-PROPOS DE GEORGES ALTMAN à l’édition originale de l’Étrange Défaite
PREMIÈRE PARTIE. L’ÉTRANGE DÉFAITE
I. Présentation du témoin
II. La déposition d’un vaincu
III. Examen de conscience d’un Français
DEUXIÈME PARTIE. LE TESTAMENT DE MARC BLOCH
TROISIÈME PARTIE. ÉCRITS CLANDESTINS
I. Pourquoi je suis républicain
II. L’alimentation humaine et les échanges internationaux, d’après les débats de Hot Springs
I – Problèmes
II – Les résolutions de la conférence
III – Position prise par les différentes puissances à hot springs
IV – Position et perspectives de la France
III. La vraie saison des juges
IV. Un philosophe de bonne compagnie
V. À propos d’un livre trop peu connu
VI. Sur la réforme de l’enseignement
Page de copyright
L'étrange Défaite
Marc Bloch
AVANT-PROPOS DE GEORGES ALTMAN à l’édition originale de l’Étrange Défaite
Il est admirable que ce Témoignage ait pu être pensé, écrit, mis à l’abri pour nous, en juillet 1940, dans une France frappée par la foudre du désastre.
Quand tout croulait, dans la plus affreuse confusion des hommes et des choses, quand le pays de la liberté, des Droits de l’Homme, de la grandeur spirituelle, de la douceur de vivre, prenait par Vichy figure de peuplade conviée à honorer de barbares totems et d’absurdes tabous, quand tant de clercs se ruaient à la servitude, il est admirable qu’un grand témoin, tombé quatre ans après au service de la Résistance, ait pu découvrir, analyser avec cette clarté les secrets de la plus étrange des défaites.
Nous n’hésitons pas à dire qu’il n’a pas paru à ce jour en France, sur 1940, un récit, une explication, un réquisitoire d’une pensée aussi lucide, d’un dessin aussi net. Affirmons hautement que la voix d’outre-tombe d’un grand civil martyr, mort sans avoir jamais douté de l’aube, nous en dit plus long et plus vrai que bien d’autres sur le mal qui plongea la France dans la nuit.
Marc Bloch a écrit ce texte, il le dit, « en pleine rage ». La belle rage d’un grand esprit qui n’admet pas, d’une intelligence qui refuse, la colère d’un témoin qui sait. Mais ce combattant plongé en pleine débâcle, cet historien contraint de vivre, de subir un des pires moments de notre histoire a su, malgré son dégoût et sa révolte, donner à sa pensée et à son style une sérénité, une hauteur de vues comme implacables. L’Étrange Défaite a l’allure, le ton, l’accent de ces essais qui échappent à la hâte sommaire du présent, au flot pressé et bousculé des faits. Écrit sur le vif et sur-le-champ, sous le plein fouet suffocant de la vague, on dirait que ce livre s’est donné à soi-même son recul historique.
Cela déjà suffirait. Mais il y a plus que cette description vive, précise du désastre de 40 ; il y a dans tout le Témoignage, et spécialement dans la deuxième partie, l’examen de conscience, la bouleversante confession d’un grand intellectuel français qui se penche sans merci sur un monde et sur une caste. Le texte prend alors le ton d’une méditation passionnée sur les autres et sur soi : militaires, politiques, fonctionnaires, professeurs, ouvriers, paysans, toutes les catégories sociales de la nation passent sous l’observation du témoin dans des raccourcis dignes d’un Vauvenargues. C’est vrai. Il y a dans le récit un tour de maxime, une frappe lapidaire. Voyez comme il explique le désordre, la peur, l’ambition, le courage, avec quelle sereine hardiesse cet homme qui fait partie d’une aristocratie bourgeoise n’hésite pas à retrouver spontanément dans le petit peuple de France les constantes de liberté, d’humanité, de dignité. Marc Bloch, combattant des deux guerres, celle de 14, celle de 39, compare souvent. Et, parlant du courage, il écrit : Je n’ai pas connu en 1914-1918 de meilleurs guerriers que les mineurs du Nord ou du Pas-de-Calais. À une exception près. Elle m’étonna longtemps jusqu’au jour où j’appris par hasard que ce trembleur était un jaune, entendez un ouvrier non syndiqué, employé comme briseur de grèves. Aucun parti pris politique n’est ici en cause. Simplement, là où manquait en temps de paix le sentiment de la solidarité de classe, toute capacité de s’élever au-dessus de l’intérêt égoïste immédiat fit de même défaut sur le champ de bataille.
Sous la forme de la chose vue et entendue, le capitaine Marc Bloch trace du haut commandement français pendant la « drôle de guerre » des portraits qui correspondent, on le sait trop, à la plus dure réalité. Mais la critique est toujours accompagnée par des vues sur le présent et sur l’avenir, par des remarques de méthode et de tactique, où le moraliste, l’historien paraît, avec une étonnante aisance, deviner et prévoir.
Explication, avertissement, confiante prophétie en la résurrection : aujourd’hui, dans la liberté reconquise, ce Témoignage sur l’étrange défaite écrit en 1940 prend une sorte de beauté souveraine, cette grandeur qu’ont les textes écrits dans l’actualité pour la postérité. Voyez par exemple si ces lignes écrites en juillet 40 ne pourraient servir de règle d’or aux réformateurs français de 1946 : Quelle que soit la nature du gouvernement, le pays souffre si les instruments du pouvoir sont hostiles à l’esprit même des institutions publiques. À une monarchie, il faut un personnel monarchique. Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur.
Tout Marc Bloch enfin, et sa grande âme d’humaniste français, sont dans ces lignes : Combien de patrons, parmi ceux que j’ai rencontrés, ai-je trouvé capables par exemple de saisir ce qu’une grève de solidarité, même peu raisonnable, a de noblesse : passe encore, disent-ils, si les grévistes défendaient leur propre salaire… Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.
Quant aux derniers paragraphes du Témoignage de Marc Bloch qui s’ouvrent par cette sorte de « largo » : J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience… je défie tout Français conscient des choses de l’esprit de les lire sans cette émotion que l’on a devant une parfaite dignité humaine ; cette pureté, d’ailleurs, on la retrouvera dans le simple écrit par lequel Marc Bloch résistant indique à sa famille ses dernières volontés, en cas de mort subite. Il prévoyait, dès 1940, qu’il aurait à reprendre le combat, un autre combat, une aventure, celle de la Résistance civile en France occupée : Je le dis franchement : je souhaite en tout cas que nous ayons encore du sang à verser, même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers (je ne parle pas du mien, auquel je n’attache pas tant de prix) car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice ni de liberté nationale qui puisse être pleine si on n’a travaillé à la conquérir soi-même.
Marc Bloch avait raison et raison de conclure : Quel que puisse être le succès final, l’ombre du grand désastre de 1940 n’est pas près de s’effacer.
Son témoignage traverse l’ombre.
Le monde intellectuel, la France universitaire, l’intelligence française savent trop ce qu’ils ont perdu avec lui.
Chacun des livres de Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, La Société féodale, a marqué une découverte, une conquête originale de la science moderne sur le passé. Ses collègues, ses étudiants, les historiens de tous les pays, un vaste public d’élite savent que le professeur Marc Bloch fut un des esprits les plus curieux, un des historiens les plus neufs dont la France peut s’enorgueillir : Je me souviens, dit le professeur britannique Brogan, je me souviens fort bien du jour où la nouvelle de la mort de Marc Bloch nous parvint à Cambridge et avec quel empressement fut accueillie la rumeur, fausse, hélas ! qui annonçait son évasion. Quand nous apprîmes sa mort de façon certaine, quel coup ce fut pour tout le monde savant ! Une grande figure, vraiment, et dont l’œuvre vivante se place parmi les plus durables, parmi celles où des générations d’étudiants, de chercheurs, de savants viendront sans cesse puiser.
… Je le savais quand il entra avec nous, à Lyon, dans la Résistance, mais je ne savais point qu’un homme pouvait ainsi faire prendre à sa vie le même style qu’à son âme et qu’à son esprit.
… Cher Marc Bloch, cher Narbonne de la Résistance… Au début de ce Témoignage, parlant de sa condition de juif dont il ne veut tirer « ni orgueil ni honte », il dit :… la France, dont certains conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture, j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel et je me suis efforcé à mon tour de la défendre de mon mieux.
Ils n’ont point réussi à l’expulser du sol, ni de l’esprit ni du combat ; ils ont pu l’« expulser » de la vie… Par avance, il offrait son sang. Et pourtant…
Longtemps, nous n’avons pas voulu croire que les brutes avaient éteint cette lumière.
C’était déjà trop de savoir qu’on l’avait battu, torturé, que ce corps d’homme mince, d’une si naturelle distinction, que cet intellectuel si fin, si mesuré, si fier avait été plongé dans l’eau de glace d’une baignoire, tremblant et suffocant, giflé, cravaché, outragé.
Nous ne pouvions pas, non, nous ne pouvions supporter cette image : Marc Bloch, livré aux bêtes nazies, ce type si parfait de dignité française, d’humanisme exquis et profond, cet esprit devenu une proie de chair aux mains des plus vils… Nous étions là quelques-uns à Lyon, ses amis, ses camarades de lutte clandestine, quand nous apprîmes l’arrestation, quand on nous dit tout de suite : « Ils l’ont torturé. » Un détenu l’avait vu dans les locaux de la Gestapo, saignant de la bouche (ce sillage sanglant à la place du dernier sourire de malice qu’il m’avait légué au coin d’une rue avant d’être happé par l’horreur !). Je me souviens ; à ces paroles : « Il saignait », les larmes de rage jaillirent de nos yeux à tous. Et les plus endurcis baissèrent la tête avec accablement, comme on fait quand, tout de même, c’est trop injuste.
Nous avons, des mois, attendu, espéré. Déporté ? Toujours à Montluc, la prison de Lyon ? Transféré dans une autre ville ? On ne savait rien jusqu’au jour où l’on nous dit : « Plus d’espoir. Il a été fusillé à Trévoux le 16 juin 1944. On a reconnu ses vêtements, ses papiers. » Ils l’ont tué aux côtés de quelques autres qu’il animait de son courage.
Car on sait comme il est mort ; un gosse de seize ans tremblait près de lui : « Ça va faire mal. » Marc Bloch lui prit affectueusement le bras et dit seulement : « Mais non, petit, cela ne fait pas mal », et tomba en criant, le premier : « Vive la France ! »
Dans le tour à la fois sublime et familier de ces derniers mots, dans cette simplicité antique, je vois la preuve admirable de l’unité sereine d’une vie où la découverte puissante et neuve du passé ne fit qu’appuyer la foi dans les valeurs éternelles de l’homme – une foi active pour laquelle il a su mourir.
Je revois encore cette minute charmante où Maurice, l’un de nos jeunes amis de la lutte clandestine, son visage de vingt ans rouge de joie, me présenta sa « nouvelle recrue », un monsieur de cinquante ans, décoré, le visage fin sous les cheveux gris argent, le regard aigu derrière ses lunettes, sa serviette d’une main, une canne de l’autre ; un peu cérémonieux d’abord, mon visiteur bientôt sourit en me tendant la main et dit avec gentillesse :
– Oui, c’est moi le « poulain » de Maurice…
C’est ainsi, en souriant, que le professeur Marc Bloch entra dans la Résistance, c’est sur ce même sourire que je le quittai pour la dernière fois.
Tout de suite, dans notre vie haletante, traquée, forcément bohème, j’admirai le souci de méthode et d’ordre qu’apportait notre « cher maître ». (Ce terme académique nous faisait rire, lui et nous, comme un vestige d’un passé réel mais si lointain déjà, si inactuel dans nos soucis, comme un chapeau haut de forme interposé parmi les mitraillettes.) Le cher maître, pour l’heure, apprenait avec zèle les rudiments de l’action illégale et de l’insurrection. Et l’on vit bientôt le professeur en Sorbonne partager avec un flegme étonnant cette épuisante vie de « chiens de rues » que fut la Résistance clandestine dans nos villes.
Je sais que ce n’est pas aller contre son cœur que de dire qu’il aimait le danger et qu’il avait, comme parle Bossuet, « une âme guerrière maîtresse du corps qu’elle anime ». Il avait refusé l’armistice et Pétain, il continua la guerre au poste où le destin l’avait mis. Mais dans notre hourvari clandestin, dans nos rendez-vous, nos réunions, nos courses, nos imprudences, nos périls, il apportait un goût de précision, d’exactitude, de logique qui donnait à son calme courage une sorte de charme saugrenu qui, pour ma part, m’enchantait.
– Voyons, voyons, ne nous emballons pas, il faut limiter le problème…
Le problème, c’était de faire tenir des consignes aux chefs régionaux des Mouvements Unis de Résistance (les M. U. R.), d’organiser un transport d’armes, de tirer un tract clandestin, de mettre en place, pour le jour J, les autorités clandestines…
Quand, au coin d’une rue, dans nos rendez-vous secrets, je voyais Marc Bloch avec son pardessus au col frileusement relevé, sa canne à la main, échanger de mystérieux et compromettants bouts de papier avec nos jeunes gars en « canadienne » ou en chandail, du même air placide dont il aurait rendu des copies à des étudiants d’agrégation, je me disais, et je me dis toujours que nul ne peut imaginer, sauf ceux qui l’ont vécue, les aspects exaltants de la Résistance civile et clandestine en France.
Gestapo, Milice, police de Pétain font rage. Chaque jour voit, comme nous disions, « tomber un ami ». Il était là, il y a quelques minutes avec nous, puis disparaît comme happé par l’abîme. Et d’autres sans cesse le remplacent. Comme le temps est long ! Comme l’espoir parfois s’affaisse ! Comme la victoire semble lointaine, et la fin du cauchemar ! Les maquis luttent, les presses clandestines roulent, la grande voix basse, acharnée de la Résistance s’entend quand même partout. Perquisitions, arrestations, coups de feu dans les rues, tortures, fusillades… Comme nous nous sentons seuls, parfois, au milieu des indifférences, des résignations – et des affreuses complicités.
Bientôt toute la Résistance connut Marc Bloch. Trop. Car il voyait, il voulait voir trop de monde. Il avait gardé de la vie légale et universitaire cette idée que dans le travail on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Et il voulait faire le plus par lui-même. Passionné d’organisation, il était légitimement hanté par le souci de mettre au point tous les rouages complexes de cette vaste administration souterraine par laquelle les Mouvements Unis de Résistance commandaient aux maquis, aux groupes francs, à la propagande, à la presse, aux sabotages, aux attentats contre l’occupant, à la lutte contre la déportation. Âme guerrière mais non point militaire au sens professionnel du terme, il plaisantait souvent : « Dans la guerre de 14, je n’ai jamais pu monter en grade. Savez-vous que je suis le plus vieux capitaine de l’armée française ? »
Il avait dû, comme nous tous, abandonner sa véritable identité pour un double, triple ou quadruple nom : un sur la fausse carte, un pour les camarades, un autre pour la correspondance. Pourquoi avait-il d’abord voulu choisir le pseudonyme insolite d’Arpajon ? Cela l’amusait d’évoquer cette petite cité de la banlieue sud de Paris, et le train à vapeur pittoresque qui soufflait jadis dans la nuit des halles à travers le Quartier latin, son quartier des écoles. Quand le nom d’Arpajon fut « brûlé », comme nous disions, il décida de « rester sur la ligne » et se nomma Chevreuse. Chevreuse « brûlé » à son tour, nous jugeâmes alors plus raisonnable de lui faire « quitter » l’Île-de-France, et il s’appela Narbonne…
C’est Narbonne qui devint bientôt le délégué de Franc-Tireur au directoire régional des M. U. R. à Lyon, c’est Narbonne qui, avec les délégués de Combat et Libération, devait diriger la Résistance lyonnaise, jusqu’au tragique coup de filet qui le mena au supplice…
Narbonne, pour la Résistance, il était, pour ses logeurs, M. Blanchard ; c’est sous ce nom qu’il voyageait clandestinement, pour se rendre par exemple à Paris aux réunions du C. G. E. (Comité Général et d’Études de la Résistance). Il avait accepté cette vie de risque et d’illégalité avec un entrain quasi sportif, gardant d’ailleurs une jeunesse, une santé physique que j’admirais en le voyant prendre à la course ce tramway qui le ramenait dans son logis lyonnais, derrière la Croix-Rousse, logis de fortune dont le meuble principal était constitué par une « cuisinière » qui lui servait périodiquement à brûler de trop nombreux papiers.
Je venais souvent le chercher dans cette calme et champêtre rue de l’Orangerie, à Cuire ; il était convenu que je ne montais pas et que, pour le faire descendre, je devais siffler de l’extérieur quelques notes d’une musique de Beethoven ou de Wagner ; en général, c’étaient les premières notes de La Chevauchée des Walkyries. Il descendait avec un sourire amusé et chaque fois ne manquait pas de me dire :
– Pas mal, Chabot, mais toujours un peu faux, vous savez.
Ainsi imaginez cet homme fait pour le silence créateur, pour la douceur studieuse d’un cabinet plein de livres, courant de rue en rue, déchiffrant avec nous dans une mansarde lyonnaise le courrier clandestin de la Résistance…
Et puis la catastrophe arriva. Après un an d’efforts, la Gestapo réussit à mettre la main sur une partie du directoire des M. U. R. Marc Bloch est arrêté, torturé, emprisonné. Et cette fin admirable que nous avons dite…
Le 16 juin 1944, vingt-sept cadavres sont découverts à Saint-Didier-sur-Formans, près de Lyon. Quelques amis arrivent à se procurer les photos de la police judiciaire ; on se penche anxieusement. Une figure de vieillard recouverte d’une barbe de dix jours, un fragment de vêtement, des initiales M. B., des faux papiers au nom de Maurice Blanchard. C’était Marc Bloch.
– Si j’en réchappe, je reprendrai mes cours, nous disait-il souvent.
Il aimait avec passion son métier. Il rêvait d’une vaste réforme de l’enseignement dont il avait publié les grandes lignes dans la revue clandestine du C. G. E., Les Cahiers politiques. Il adorait sa famille, sa femme, si vaillante et si douce, qui mourut subitement pendant qu’il était à Montluc, ses six enfants, Alice, Etienne, Louis, Daniel, Jean-Paul, Suzanne…
J’ai rarement connu d’hommes dont l’esprit, le cœur et le comportement fussent d’une si naturelle distinction. Il était spontanément porté à ramener tout à la mesure humaine et aux valeurs de l’esprit. Entre les alertes, les poursuites, les départs précipités, les coups de filet de la vie souterraine, il avait besoin, non point, comme on dit, de s’évader, mais de revenir aux vrais domaines de sa vie – à la pensée, à l’art.
Je me souviens d’un clair de lune sur la Croix-Rousse ; je raccompagnais Marc Bloch vers sa lointaine retraite. La nuit semblait si légère, et si loin du drame pesant où nous étions, qu’il plut à Marc Bloch de parler musique et poèmes non pas pour oublier les risques et l’horreur, mais pour évoquer un peu les belles disciplines d’esprit, les douces beautés profanées, bannies, un temps éclipsées, qui justifient l’homme d’exister et pour lesquelles Marc Bloch luttait.
Il avait toujours un livre à la main dans ses courses clandestines, pour y lire, et pour marquer aussi ses rendez-vous secrets dans une mystérieuse cryptographie, un système à lui dont il tirait gloire. Mais il choisissait ses auteurs, pour ne point perdre son temps.
Les derniers que je lui vis en main étaient un Ronsard… et un recueil de fabliaux français du Moyen Âge.
Georges Altman (Chabot.)
PREMIÈRE PARTIE. L’ÉTRANGE DÉFAITE
I. Présentation du témoin
Ces pages seront-elles jamais publiées ? Je ne sais. Il est probable, en tout cas, que, de longtemps, elles ne pourront être connues, sinon sous le manteau, en dehors de mon entourage immédiat. Je me suis cependant décidé à les écrire. L’effort sera rude : combien il me semblerait plus commode de céder aux conseils de la fatigue et du découragement ! Mais un témoignage ne vaut que fixé dans sa première fraîcheur et je ne puis me persuader que celui-ci doive être tout à fait inutile. Un jour viendra, tôt ou tard, j’en ai la ferme espérance, où la France verra de nouveau s’épanouir, sur son vieux sol béni déjà de tant de moissons, la liberté de pensée et de jugement. Alors les dossiers cachés s’ouvriront ; les brumes, qu’autour du plus atroce effondrement de notre histoire commencent, dès maintenant, à accumuler tantôt l’ignorance et tantôt la mauvaise foi, se lèveront peu à peu ; et peut-être les chercheurs occupés à les percer trouveront-ils quelque profit à feuilleter, s’ils le savent découvrir, ce procès-verbal de l’an 1940.
Je n’écris pas ici mes souvenirs. Les petites aventures personnelles d’un soldat, parmi beaucoup, importent, en ce moment, assez peu et nous