PHONOSCÈNES GAUMONT
Textes et photos de Thomas Louis Jacques Schmitt.
ous adressons des remerciements particuliers à Madame Corinne Faugeron, Conservateur du Musée Gaumont.
Description
Les Phonoscènes Gaumont sont l'association grâce au procédé de synchronisation Chronophone, d'un enregistrement sonore sur disque et de l'enregistrement sur film de la prestation en play-back de l'interprète.
Le Chronophone est présenté comme la combinaison du Cinématographe et du Phonographe.
Chronologie
Les toutes premières Phonoscènes sont présentées à la société Française de Photographie le 7 novembre 1902.
Léon Gaumont suggère le Chronophone à Gabriel Thomas, directeur du musée Grevin (1), des projections ont lieu fin 1902.
D'autres présentations sont organisées au
Moulin Rouge à l'été 1906, au Théâtre du Gymnase pendant l'été 1907, ainsi que dans la Grande salle des fêtes du Petit Journal. La commercialisation des Phonoscènes est avérée en juillet 1906 avec la publication d'un catalogue dont un exemplaire, hélas incomplet, est conservé à la BIFI (ndlr Bibliothèque du Film).
Un programme de Phonoscènes d'une heure est présenté à Buckingham Palace le 4 avril 1907. Il comporte : l'air du Misere du Trouvère, la chanson du capitaine (H.M.S. Pinafore), Titwillow (extrait de Mikado), This little Girl and That (extrait de The Little Michus) et la sérénade de Faust (2).
L'exportation aux Etats-Unis daterait de la même année. La Dépêche du midi fait état de présentations de Phonoscènes à Toulouse en décembre 1907 au Théâtre des Nouveautés puis au Palace Cinéma-Théâtre (41, rue d'Alsace-Lorraine) en avril 1908.
Lyon républicain les annonce au Nouvel Alcazar en mars 1910 puis au Scala-Théâtre en août de la même année (3).
Le Chronophone est présenté à l'Académie des Sciences le 27 décembre 1910. Selon Léon Gaumont, "l'exploitation industrielle" débute en janvier 1911 à l'
Olympia (4). Dès son inauguration en septembre 1911, le Gaumont-Palace présente pratiquement chaque semaine des Phonoscènes. C'est aussi le cas de l'autre établissement parisien de la firme, le Cinéma-Théâtre-Gaumont du 7, boulevard Poissonnière, inauguré le 29 juin 1908 et qui prend même un temps le nom de "Chronophone".
En janvier 1908, juillet 1908, mars 1911 et juillet 1912, quatre autres catalogues sont édités. À partir de la fin 1912, les programmes du Gaumont-Palace font état, en plus des Phonoscènes, de Filmparlants comme "
Avec Bidasse" interprété par
Bach.
La projection de cette "saynète comique" du 27 février au 5 Mars 1914 dans "le plus grand cinéma du monde" aura sans doute contribué à faire adopter le patronyme de l'ami natif d'Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais pour désigner depuis cette date le soldat français de seconde classe. Les projections de Phonoscènes semblent s'arrêter en septembre 1917.
Corpus
Les Phonoscènes ont été numérotées par la firme au fur et à mesure de leur production. Une publicité pour les projections parlantes Gaumont, publiée dans Ciné-Journal n°46 (semaine du 4 au 10 juillet 1909) annonce que leur nombre a dépassé 700. La dernière Phonoscène, produite en 1916, porterait le numéro 774 selon Jean-Jacques Meusy (5).
Le corpus aujourd'hui accessible se limite tout au plus à une vingtaine de couples disque/film.
En revanche, les catalogues cités illustrent chaque Phonoscène d'une photographie, précisant la longueur, le prix, parfois l'interprète de celles-ci, et, nous y reviendrons, le genre. D'autres sources de publication permettent d'obtenir paroles et partitions. Enfin, les programmes vendus dans les salles et les compte rendus publiés dans la presse (dans Le Cinéma et l'Echo du cinéma par exemple) permettent de poursuivre un inventaire, pour l'instant toujours incomplet.
La reconstitution du corpus, par le croisement des sources, soulève quelques questionnements concernant les enregistrements sonores. Le catalogue "Projections Parlantes" de 1908 affirme page 37 : "Nous avons même établi l'enregistrement et la confection des disques dans nos propres ateliers." Or, les disques utilisés pour les Phonoscènes des années 1913 ne semblent pas avoir tous étés enregistrées par Gaumont. Existe-t-il une archive des accords établit par la firme cinématographique et les firmes phonographiques comme Odéon,
Gramophone, voire-
Pathé ? Cet éventuel accord commercial a-t-il été chapeauté par la SACEM ? (ndlr Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique) Déjà, la question de l'économie de l'industrie naissante se pose.
Le terme de tableau est toujours utilisé à l'été 1914 pour caractériser le découpage des films. Ainsi, le programme du Gaumont-Palace des vendredi 12, samedi 13, dimanche 14 et jeudi 18 juin 1914 présente Fille de Prince, grand roman dramatique en "Trois Actes et Soixante Tableaux".
En revenant à cette unité de division, le corpus des Phonoscènes peut être scindé en deux sous-ensembles. Le premier groupe comprenant les réalisations en un seul tableau ; le second est constitué de diptyques. Qualifier les Phonoscènes du premier groupe de plan-séquences, est un double anachronisme - ni le plan ni la séquence n'ont alors été identifiés - c'est aussi un mauvais outils d'étude qui inverse l'exception et la règle. Les Phonoscènes en un seul tableau sont en effet largement majoritaires. Cette structure monolithique (unité de point de vue, unité du décor, unité de l'air) dérive-t-elle de l'Opéra ?
Les chansons en revanche introduisent, par leurs structures alternant couplets et refrains, des césures. La suture entre les deux parties de "Anna qu'est-ce que t'attends ?" ou "Chemineau chemine" correspond au changement de couplet. Or, dans les deux cas, le récit chansonnier fait état d'un déplacement de l'énonciateur dans la diégèse. L'origine du montage résiderait-il dans la structure narrative de ces chansons au contraire des airs d'opéra strictement encadrés dans leurs tableaux, scènes et actes ? L'influence de plusieurs genres s'exerce dans le corpus.
Genres
Les premiers catalogues ( juillet 1906, janvier puis juillet 1908) présentent les Phonoscènes par ordre croissant de numéro. Les catalogues de mars 1911 et juillet 1912 regroupent celles-ci par genres. Au fil des publications, les classifications évoluent. Ainsi, "Ne parle pas" (n°83) d'abord présenté, comme les neuf autres extraits des Dragons de Villars comme un opéra français dans le catalogue de 1908 devient-il, regroupé avec l'Air de la Coupe de Galathée (n°542) et le duo Les Rendez-vous extrait du Pré au Clercs (n°591), un opéra-comique dans le catalogue de juillet 1912. Le même catalogue présente la nouveauté d'un genre, la chanson patriotique, qui n'avait pas été mis en avant jusque-là. Il en est de même en ce qui concerne l'opérette.
Certaines chansons (comiques) sont maintenant appelées "chansonnettes", d'autres "valses chantées", d'autres "romances". Des sous-genres émergent. L'évolution des classifications dans la présentation du corpus entre 1906 et 1912 est suffisamment sensible pour que l'on puisse parler d'un changement qualitatif de la production des Phonoscènes durant cette période.
Le départ d'Alice Guy et son remplacement par Feuillade, expliquent-ils l'évolution esthétique des Phonoscènes, qui passerait alors du studio à l'extérieur ? D'autres éléments doivent d'abord être pris en compte pour évaluer le sérieux de cette hypothèse. Car le "genre" des Phonoscènes n'est pas, dans un premier temps du moins, une notion principalement cinématographique, c'est, pour l'artiste interprète, un argument publicitaire comme l'illustre le texte d'une affiche d'Ouvrard (6) :
Ouvrard, le créateur du genre
Avant l'arrivée d'Ouvrard à Paris, il eut été difficile de se procurer quinze chansonnettes de troupier !
Aujourd'hui ce genre de saynètes se compte par centaines. Certes elles n'ont pas été toutes lancées par lui.
Mais il a incontestablement créé le genre.
Jean d'Arc (ndlr voir également ICI)
C'est cette logique de genre qui est à l'œuvre dans la première période du catalogue des Phonoscènes avec des artistes comme Mayol,
Dranem et
Polin, digne continuateur du genre - le comique troupier - initié par
Ouvrard et bientôt renouvelé par
Bach, interprète, nous l'avons vu, de "
Avec Bidasse".
La grille de répartition entre genres qu'institue la production de Phonoscènes conforte-elle ou contrarie-elle le système des genres hérité de café-concert ? Au contact de la représentation cinématographique, un véritable "genre phonoscènique" émerge-il ? Il faut pour apprécier précisément ce phénomène, garder à l'esprit les conventions du café-concert et de ses représentations, dont bien sûr, les affiches mais aussi les chansons elles-mêmes comme"
Viens, Poupoule !".
C'est dans cette triangulation des représentations que nous inscrirons la mise en (phono) scène des chansons de
Mayol,
Dranem et
Polin.
Mayol
Félix Mayol (1872-1941) est engagé au
Concert Parisien en 1895, une salle qu'il achètera en 1910. En 1902, il crée"
Viens, Poupoule !" (musique d'Adolf Spahn, paroles d'Alexandre Trébitsch et
Henri Christiné) dont le premier couplet semble s'adresser à un public bien précis :
Le samedi soir après l'turbin / L'ouvrier parisien / Dit à sa femme : comme dessert / J'te paie l'café concert / On va filer, bras dessus, bras dessous / Aux galeries à vingt sous.
Le second couplet de "Viens, Poupoule !" évoque deux autres chansons du répertoire de Mayol :
"À la cabane bambou" et "
La polka des trottins".
Ces trois titres, ainsi que dix autres ("La fifille à sa mère", "Le petit panier", "Le petit Grégoire", "Lilas blanc", "Jeune homme et trottin", "La Paimpolaise" (de Théodore Botrel, un de ses premier succès) , "C'est une ingénue", "Si ça t'va","Questions indiscrètes"et "
La Mattchiche") ont donné lieu à des Phonoscènes, numérotées de 143 à 155.
Elles sont toutes présentes dans les catalogues de juillet 1906 et de janvier 1908.
Le catalogue de juillet 1908 ne recense plus "Le petit panier" (n°144), "
Le petit Grégoire" (n°145) "C'est une ingénue" (n°151) ni"
Questions indiscrètes"(n°154).
Le catalogue de mars 1911 présente cinq Phonoscènes de Mayol : "
La fifille à sa mère" (n°143), "Jeune homme et trottin" (n°148),"
La polka des trottins"(n°149), "À la cabane bambou" (n°153) et "
La Mattchiche" (n°155).
Le catalogue de juillet 1912 ne recense plus aucune chanson interprétée par Mayol.
Trois Phonoscènes de Mayol ont été éditées en DVD par Gaumont en 2008 :"
La polka des trottins", "
Lilas blanc" (n°147) et"
Questions indiscrètes".
Contrairement à l'iconographie présentée dans les catalogues, les cadrages sont différents dans les trois cas. Le jeu de scène de
Mayol, extraordinairement visuel et expressif (œillades, haussements d'épaules, soupirs) correspond aux échelles de plan choisies. Dans"La polka des trottins", Mayol fait quelques pas à droite et à gauche, mimant la démarche d'une jeune demoiselle. Dans "Lilas blanc", il s'accroupit lorsqu'il évoque un enfant. En revanche, pour"Questions indiscrètes", cadré à la poitrine, le chanteur restreint son jeu sur des mouvements des bras et du buste. Loin d'être un simple enregistrement ou une seule et même captation, les trois Phonoscènes de
Mayol ont donné lieu à des choix réfléchis, différents. La toile de fond, un rideau drapé orné de muguet, n'a pas été choisi au hasard : la fleur de mai est l'emblème indissociable du chanteur, il la porte à la boutonnière.
Dranem
André Ménard (1869-1935) prend le nom de Dranem (anagramme de Ménard) en 1894. Il est à l'affiche du Concert Parisien à l'été 1895, trouve son costume en 1896. À partir de 1899, il est, pour vingt ans, à l'affiche de l'Eldorado.
Les catalogues de juillet 1907 et janvier 1908 recensent douze Phonoscènes de Dranem, numérotées respectivement de 157 à 168 : "Allumeur-Marche", "Le trou de mon quai", "Valsons", "V'la le rétameur", "Les p'tits pois", "L'enfant du cordonnier", "Etre légume", "Le cucurbitacée", "Le boléro cosmopolite", "Bonsoir, M'sieurs,dames", "Le vrai Jin-Jitsu" et "Five o'clock tea".
Le catalogue de juillet 1908 ne présente plus "L'enfant du cordonnier".
Celui de mars 1911 propose encore les numéros 157, 158 et 164.
Le catalogue de juillet 1912 ne recense plus qu'une seule Phonoscène de
Dranem : "Allumeur-Marche". Suivant les chansons, l'interprète utilise divers accessoires : un poncho pour "Le boléro cosmopolite", un chaudron pour "V'la le rétameur", une citrouille pour "Le cucurbitacée", une tresse de mandarin pour "Le vrai Jin-Jitsu". Pour "Allumeur-Marche",
Dranem, vêtu d'une longue blouse tiens une perche à coté d'un réverbère, une iconographie proche du personnage évoqué dans le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry.
Toutes les Phonoscènes ont pour fond une même toile peinte représentant une avalanche de bouquets de fleurs, une allégorie explicite du succès que l'on retrouve aussi dans un dessin de l'artiste par l'affichiste Barrère.
Polin
Pierre Paul Marsalès (1863-1927) débute sa carrière en 1887 à l'Éden-Concert. Il crée son personnage de troupier, dans le genre d'Ouvrard, en 1890. En 1892, il passe à l'Alcazar puis aux Ambassadeurs et, à partir de 1893, à la Scala. Il fonde en 1903 la revue hebdomadaire Paris qui Chante. A partir de 1907, poursuivant sa carrière au café-concert, il se tourne vers l'opérette et le théâtre.
Les catalogues de juillet 1906 et janvier 1908 recèlent douze Phonoscènes de
Polin, numérotées respectivement de 129 à 141 : "Le portrait de Léda", "Le gosse du commandant", "La balance automatique", "La Vénus du Luxembourg", "Les questions de Louise", "Le frotteur de la colonelle", "L'automobile du colon", "
L'anatomie du conscrit", "Le pépin de la dame", "Situation intéressante", "Chez les lutteurs", "La belle cuisinière" et "La lecture du rapport".
Le catalogue de juillet 1908 ne présente plus "Le frotteur de la colonelle", "L'automobile du colon" ni "Le pépin de la dame".
Le catalogue de mars 1911 ne présente plus que cinq Phonoscènes de
Polin : "La balance automatique", "La Vénus du Luxembourg", "Les questions de Louise", "
L'anatomie du conscrit" et "Chez les lutteurs".
Aucune chanson de Polin n'apparaît dans le catalogue de juillet 1912.
Les Phonoscènes de
Polin ont comme fond une toile peinte représentant un jardin à la française. Peut-être en particulier le jardin du Luxembourg évoqué par une des chansons. Dans "
L'anatomie du conscrit", l'artiste campe le personnage de Jean-François, Pierre Lafleur. Surprenant le commentaire d'un major lors de la révision sans en comprendre la signification, Lafleur se croit atteint d'un mal mystérieux : l'anatomie. Mimant tour à tour l'étonnement, la perplexité, la colère et enfin (rédigeant par avance son épitaphe) une certaine résignation, Polin évoque une série de situations sur un mode descriptif assez vif. Par exemple lors de l'énumération des corvées " J'balaie, j'astique, je brosse, j'essuie." que les camarades de chambrée ont eu la délicatesse de déléguer au personnage "Vu qu'c'est pour [son] anatomie".
Regards
Polin, Mayol et Dranem se sont constitué, par leurs répertoires, leurs dictions, leurs costumes de scène et leurs affiches, des "personnages". L'étude des imitateurs permet de dégager certaines caractéristiques.
Pour Mayol (imité par De Cetos, Doray, Elvhard, Romerty ou Rosel) les principaux signes sont le costume sombre, le nœud papillon, la fleur blanche à la boutonnière et la houppette préfigurant celle de Tintin. Mais, au-delà de la seule apparence, le genre s'institue aussi dans la construction du rapport au public.
Ainsi, une des caractéristiques du jeu de scène de Dranem est de fermer les yeux pour interpréter ses chansons quand Mayol, lui, ponctue ses refrains d'œillades marquées dans un style similaire à celui du Chaplin amoureux. Dans "L'anatomie du conscrit", Polin sort par moments de son personnage d'ignare pour évoquer le regard des passants qui l'observent ou le caporal à l'origine de son angoisse.
Contrairement au cas de l'opéra où l'incarnation d'un personnage de fiction est continuelle, Polin ou Mayol sont tantôt narrateurs tantôt protagonistes de leurs récits. La question du regard caméra se pose donc dans des termes plus complexes que selon un simple glissement de la scène à l'écran. Les trois interprètes saluent - comme au théâtre serait-on tentés de dire un peu rapidement - mais ces signes sont d'une nature ambiguë. La discrétion du salut initial de Mayol lors de son entrée en scène évoque plus un geste de concentration et de connivence avec l'orchestre qu'une véritable adresse au spectateur. Dans le cas de "
Questions indiscrètes" le double sens est maximum puisque le texte de la chanson commence justement par " Bonjour-". Le léger hochement de la tête, juste avant la prise de parole, en même temps que l'entrée en scène sert d'introduction au numéro.
Dans le cas de "Lilas blanc", au même moment, une voix annonce "un disque APGA". Il s'agit de l'Association Phonique des Grands Artistes, une société d'enregistrement fondée en mai 1906 dont le but était de permettre aux interprètes d'être intéressés à la commercialisation des enregistrements. Mise en faillite en 1910, l'APGA voit son catalogue racheté par Pathé. Les artistes fondateurs de l'Association Phonique des grands Artistes appartiennent aussi bien au champ de l'art lyrique (Agustarello Affre, Charlotte Agussol, André Gresse, Jean Noté ou Alice Weber) qu'au monde des cafés concerts dont Bergeret, Dranem, Polin ou Mayol. La négociation entre ces deux industries en formation, l'industrie "phonique" ou "sonique" d'une part et une industrie "visuelle" se manifeste à l'œil et à l'oreille quand retentie l'annonce " un disque APGA" car dans le même temps, est bien visible au bas de la toile peinte le logo "Elgé" ( la marguerite Gaumont).
Dans le contexte du passage de la vente à la location des films vers 1908, l'étude des Phonoscènes ( qui persisteront à être vendues, comme les actualités Gaumont) révèle la complexité juridico-commerciale de cette marchandise culturelle.
Charlus
Louis Napoléon Defer (1860-1951) dit
Charlus n'est pas une vedette de l'envergure des
Mayol,
Polin et
Dranem. En revanche, il a énormément enregistré, d'abord des cylindres puis des disques. Outre sa carrière de chanteur, il fut chargé de l'enregistrement du répertoire du café-concert chez
Pathé (7). Son répertoire emprunte à plusieurs genres.
Ses cinq Phonoscènes synchronisent des enregistrements de 1903.
On l'observe vêtu d'un costume proche de celui de
Mayol pour"
Viens, Poupoule !"(n°18), "Cinémato parisien" (n°19) et "Peau d'Espagne" (n°20) devant une toile représente un décor de salle de bal. Pour "Le Médecin Rigolo" (n°24) et "J'ai quelque chose qui plait" (n°25)
Charlus, arborant une tenue bien différente (veston, chapeau melon, cane) se tient devant un rideau à frange décoré d'une frise surmontée de la Marguerite Elgé. S'agit-il de représenter la scène d'un lieu de spectacle ?
Voici comment le catalogue de janvier 1908 présente cet espace situé au 51-53 rue de la Villette, non loin des Buttes Chaumont :
Le théâtre que nous avons construit sur des données absolument neuves nous permet d'établir, en outre des scènes comiques et de genre, des pièces à grand spectacle d'un intérêt toujours croissant, grâce au machinisme tout à fait moderne et aux dimensions colossales de la scène.[-] La longueur de la salle est de 45 mètres. La longueur de la scène est de 20 mètres et sa hauteur dépasse 34 mètres ; le plancher est établi pour supporter une troupe d'éléphants : deux rampes en facilitent l'accès aux voitures attelées ; des series de chariots et de trappes permettent de disposer , dans deux sous-sols superposés sous la scènes, tous les trucs nécessaires aux féeries.[-] En hiver, un groupe électrogène à vapeur (de 110 volts et 1500 ampères) d'une puissance de 16500 wats (sic) alimente, en dehors des lampes à vapeur de mercure que nous sommes les premiers à avoir employées en France pour le cinématographe, les arcs des chariots de lumière et de puissants projecteurs, pour permettre la prise des vues, même par temps couvert. (8)
Évoquer le terme de studio est anachronique dans la mesure où il n'est pas employé dans la littérature de l'époque. Surtout, recourir à cette appellation brouille l'analyse des relations qui s'étagent vers 1908, au moment où le spectacle cinématographique se sédentarise.
La tactique commerciale de Gaumont, face à
Pathé se résumerait-elle à l'ouverture d'un nouveau marché ? La firme à la marguerite revendique la création d'une "nouvelle industrie" puisque "Déjà, le cinématographe est admis dans le programme de tous les music-halls du monde entier". (9) La collaboration de
Charlus, "le roi du phono", aux premiers temps de la "chronophonie" est un indice remarquable de la structuration du champ de production.
L'industrie s'adresse en priorité à un " diseur" sans véritable genre propre mais possédant une parfaite connaissance de la technique de l'enregistrement, une certaine phonogénie et une aptitude imitative. Il est tout à fait probable que
Charlus ait été filmé en premier interprétant"
Viens, Poupoule !" et cela avant
Mayol, pourtant créateur de la chanson en 1902 (n°146).
L'apparition de l'enregistrement sonore était venu, quelques années avant l'invention du cinéma, profondément bouleverser l'économie du spectacle. La firme de Léon Gaumont anticipe une éventuelle nouvelle polémique :
Quelques esprits chagrins ou timorés ont été jusqu'à prétendre que notre Chronophone était la mort des artistes. Nous les remercions de cette marque de succès. Elle vaudrait à elle seule mieux que toutes les publicités ; mais cependant nous voulons rassurer ces mêmes artistes. Est-ce que le phonographe a tué les chanteurs ? N'a-t-on pas prédit la même ineptie à son apparition ? Quel est le résultat ? Jamais ils n'ont gagné autant d'argent ; nous en connaissons, et non des moindres, qui triplent annuellement le revenu qu'ils tirent seulement de leur apparition sur les scènes ou de leurs auditions en public. (10)
La littérature commerciale de la Société des Etablissements Gaumont promeut une nouvelle économie du spectacle. Il ne s'agit pas d'une révolution totale du marché mais de l'introduction d'un nouveau paramètre comme le fut l'affiche dans les années 1870. Le nouvel objet est explicitement présenté comme un outil de promotion :
La vue et l'audition de nos phono-scènes vaudront [aux artistes] une popularité considérable dans le monde entier, et ne pourront leur attirer que de nombreux engagements. (11)
Changeant sans transition de point de vue pour s'adresser cette fois au - public-, la publication poursuit son raisonnement en utilisant un curieux anglicisme :
Si vous aviez entendu un bon record phonographique et qu'il vous eût été possible, quelques jours après, de voir l'artiste dans un théâtre, n'eussiez-vous pas cherché à être au nombre des spectateurs ? Vous admettrez que de montrer une série de vues prises d'une scène est la meilleure publicité pour cette scène. (12)
L'industrie nouvelle se définit littéralement comme le spectacle d'un spectacle, la représentation d'une représentation. Ce discours émerge dans un champ que nous nous représentons sans doute maladroitement si nous ne fournissons pas l'effort constant de reconsidérer ce que nous croyons connaître : les lieux de spectacle, d'amusement, de distraction de la Belle Epoque. Des lieux que la firme de Léon Gaumont se propose d'équiper et, en particulier, de sonoriser.
Avez-vous un établissement important, dirigez-vous un théâtre, un music-hall, portez votre choix sur le modèle automatique. Votre budget est-il limité, reportez-vous à notre modèle à main. Nous avons prévu tous les cas. (13)
A aucun moment l'appellation " café concert" n'est utilisé. Quelque mois après la publication de ce document, le Cinéma-Théâtre-Gaumont, ouvre ses portes. La couverture d'un programme de la salle représente la projection d'une Phonoscène.
Dona
Gaston Dona (1871-1957) a enregistré, vraisemblablement après 1909 (disques Odéon) quatre Phonoscènes : "Fleur de Seine" (n°636) et "Le Roussot" (n°638), présenté dans le catalogue de juillet 1912 comme des "chansonnettes" ainsi que "
Ce que c'est qu'un drapeau" (n°635) et 1804. "Marche française" (n°637) répertoriées sous le genre "Chanson patriotique" dans le catalogue de mars 1911.
On remarque que si le catalogue de 1911 indique d'abord le nom de l'interprète puis le titre (
Dona. 1804. "Marche française") celui de 1912 inverse les mentions ("Ce que c'est qu'un drapeau" [chanté p.
Dona]) pour uniformiser la rubrique qui compte sept autres titres : "
Le Père la Victoire" (n°412), "
Le Clairon" (de P. Déroulède) (n°583), "Le Chœur des Girondins" (n°624), "
Le Régiment de Sambre et Meuse" (n°625), "
La Marseillaise" (n°667), "
Le rêve passe" (n°668) "Le Chant du Départ" (n°669).
La succession des numéros des Phonoscènes patriotiques (583-624-625-635-637-667-668-669) attire notre attention. Absente du catalogue de janvier 1908 dont la numérotation s'arrête à 462, la production de ce genre semble donc avoir été particulièrement privilégiée à partir de cette date. Au-delà du strict genre patriotique, deux autres Phonoscènes qualifiées de "chansonnettes (militaires)" doivent aussi être évoquées : "69e Dragons" (n°665) et "Marche de nuit" (n°660) qui mettent en scène respectivement la cavalerie et l'infanterie.
Pour autant, le tableau général doit être restauré dans tous ses détails. Sans être formellement identifié comme tel, les catalogues de 1911 et 1912 présentent un répertoire de chansons pacifistes comme "Forgeron de la paix" (n°682) (14) ou "Le Soldat de Marsala" (n°646), chanson pacifiste de
Gustave Nadaud datant de 1870.
Ah ! que maudite soit la guerre
Qui fait faire de ces coups-là
Qu'on verse dans mon verre
Le vin de Marsala !
Autre genre privilégié vers 1912, l'Opérette (589-616-617-631-634-626-688).
Dalbret
Auguste Paul Van Trappe (1876-1927) est une vedette de second ordre. Il a enregistré vers 1911 deux Phonoscènes : "Rendez-moi mon cœur" (n°607) et "Bonsoir Mam'zelle" (n°608).
A suivre...
Notes de l'auteur
(1) SCHWARTZ Vanessa R., Spectacular Realities : EarlyMass Culture in Fin-de-Siècle Paris, Bekerley et Los Angeles, University of California Press, 1999, 243p. Page 193.
(2) Daily Telegraph du 5 avril 1907, cité par une revue de presse éditée par Gaumont (BIFI).
(3) BARNIER Martin, - Le son dans les salles lyonnaises avant 1914 - in PISANO Giusy, POZNER Valérie (dir.), Le Muet a la parole. Cinéma et performance à l'aube du XXe siècle, Paris, AFRHC, 2005, 351 p., p 294.
(4) Lettre de Léon Gaumont à Charles Delac, 10 novembre 1938 (BIFI). Comœdia évoque la première des Films Parlant Gaumont à l'
Olympia dans un article en date du 17 mars 1911 repris dans le même journal le 19 mars 1936 à l'occasion des vingt-cinq ans du cinéma sonore.
(5) MEUSY Jean-Jacques, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS Editions, 1995. Note 177 de la page 518.
(6) WEILL Alain (dir.) Le café concert : 1870-1914, affiches de la bibliothèque du Musée des arts décoratifs, Paris, Musée des arts décoratifs, 1977
(7) GILBERT J.-M., J'ai chanté - Souvenirs de Charlus, Le progrès de l'Oise, 195?
(8) Société des Etablissements Gaumont, Projection Parlantes, janvier 1908, p. 5.
(9) Société des Etablissements Gaumont, Ouvrage cité p. 36.
(10) Ibid.
(11) Ibid.
(12) Ibid.
(13) Ibid.
(14) de Lucien Delormel et Gaston Villemer par ailleurs auteurs de chansons - revanchardes - comme "Le Fils de l'Allemand" (1882)
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