Entretien avec
Antoine de Caunes (1987)
Y a-t-il un livre ou un
événement qui t'ait particulièrement poussé vers l'écriture ?
"Poussé" vers l'écriture ?... Je ne sais pas, je dirai
plutôt " agrippé " vers l'écriture. Mais un truc précis ou
un livre, non, je ne crois pas. Je ne pense pas qu'à un moment précis
de la vie, il y ait un événement qui te dirige dans telle ou telle
direction. C'est quelque chose que tu as en toi et qui se développe
tout doucement.
Mais si
beaucoup de gens commencent un bouquin, la majorité ne le terminent
jamais. C'est toute la différence entre quelqu'un qui écrit et un
romancier. Parce
que tu crois qu'un romancier est quelqu'un qui va au bout de son bouquin
?
Ce n'est pas évident. Je ne crois pas que ce soit au niveau de la
finition que ça se passe.
Où alors
?
Je
ne sais pas, c'est avoir en toi l'envie de te foutre devant une page
puis d'écrire des phrases, mais sa longueur... D'autre part, comme
l'histoire n'est pas quelque chose qui m'intéresse vraiment, ce n'est
pas d'en arriver au bout qui m'excite. Je ne pense pas que ce soit le
fait de terminer un bouquin qui fait de toi un écrivain.
Il n'y a
donc pas de bouquin du genre " Le voyage au bout de la nuit ",
qui t'a décidé à écrire ?
Non.
J'ai lu pas mal de livres qui ont fait qu'à un moment je me suis senti
attiré vers ça, mais je ne peux pas dire que ça se soit passé comme
pour un type qui entre pour la première fois dans une salle de cinéma
et qui, en voyant un film pour la première fois de sa vie, dit "
ça y est, je veux faire du cinéma ! ". C'est quelque chose que tu
as en toi, depuis le départ, mais qui peut rester latent. Des bouquins
comme " D'un château l'autre " ont beaucoup compté dans ma
vie, mais je ne crois pas que ce soit ça qui m'ait fait me mettre à écrire
un jour. J'ai toujours un peu écrit.
A quoi
ressemblait ta vie au moment de ton premier bouquin, " 50 contre 1
" ?
A
un moment donné, je me suis retrouvé avec beaucoup de temps devant
moi, c'est ce qui a fait que j'ai pu écrire. A cette époque, je
travaillais sur une autoroute la nuit, dans une cabine de péage. Tu es
là toute la nuit, alors tu lis un, deux, trois polars, puis lorsque tu
en viens à t'emmerder, tu passes à autre chose. Certains dormaient,
moi je me suis mis à écrire. J'en avais envie, c'était le bon moment.
Il n'y avait personne pour m'emmerder, il faisait nuit, le cadre était
assez marrant...
Où était-ce
?
A
la Ferté-Bernard. J'étais dans une cabine de péage, sur une petite
bretelle d'autoroute où personne ne passait, j'avais donc beaucoup de
temps devant moi. A côté, certains faisaient des mots croisés,
d'autres bouquinaient... C'est le fait d'avoir été tout seul au moment
de la nuit, qu'il ne se passe rien, et d'avoir huit heures comme ça
devant moi. Je voyais une bagnole ou deux pendant la nuit, c'est tout.
Donc voilà : tu es là, assis, comme un con, tu as toute la nuit devant
toi, qu'est-ce que tu fais ? Si tu as envie de joueur de la musique, tu
amènes un harmonica, si tu as envie d'écrire, tu amènes un bloc.
C'est donc un mélange qui m'a amené à commencer ça : c'est d'avoir
lu beaucoup des bouquins qui m'ont beaucoup plus, c'est d'avoir toujours
été attiré un peu par l'écriture et de me retrouver dans une
situation propice.
Dans un
de tes livres, tu dis " l'écriture, c'est ce qui reste quand on a
tout essayé "...
C'est une phrase très importante, je crois. C'est un peu à deux
niveaux, si tu veux... (silence)... Il faut avoir tout essayé pour écrire,
sinon ce n'est pas la peine, et il faut savoir qu'une fois que tu
commences à écrire, il n'y a plus rien après. Dans la situation où
j'étais, si je ne m'étais pas mis à écrire, je ne sais pas ce que
j'aurais fait. J'avais exercé tous les petits boulots possibles,
j'avais donc une espèce d'éventail d'expériences derrière moi qui
faisait que je pouvais me mettre à écrire. Mais à ce moment-là, je
savais que si je me ratais... (silence)...
Lorsque
tu dis que tu ne sais pas ce que tu serais devenu, jusqu'où ça va ?
Je ne sais pas jusqu'où ça va. Après le noir, tu ne sais plus.
Mais tu
n'étais quand même pas dans une situation désespérée...
Moralement,
si. Bien sûr, tu peux toujours t'en sortir, j'aurais pu devenir "
inspecteur des autoroutes " (rires)... mais c'était le moment de
la vie où tu sais que si tu ne fais pas le pas qu'il faut, c'est fini.
Tu n'as pas le droit de te tromper, c'est à ce moment-là, ou jamais.
Après, tu peux vivoter, te démerder d'une façon ou d'une autre, mais
c'est trop tard. Il y a des gens qui se tirent une balle dans la tête,
d'autres qui prennent un supermarché Casino en gérance. "
Il y a
donc un moment où tu te rends compte que ce que tu écris tient debout,
que ça va dans une direction et que tu as franchi ce fameux pas...
Je
ne me rends pas bien compte de cela. En plus, et c'est ma chance et mon
malheur, les premières choses que j'ai écrites ont été publiées. La
première phrase que j'ai écrite dans cette cabine de péage, qui
devait être la première phrase de l'une des nouvelles de " 50
contre un ", a été publiée. Je n'ai pas eu de recul, je n'ai pas
été amené à me demander " est-ce que c'est bon ? Est-ce que ça
ne l'est pas ? ", parce qu'un éditeur m'a dit " OK, je le
prends tout de suite ".
Mais
cette question, tu te la poses maintenant...
Plus
que jamais. Cela dit, il faut aussi dédramatiser tout ça. Quand je dis
" l'écriture, c'est ce qui reste quand on a tout essayé ",
ce n'est pas propre à l'écriture. N'importe qui doit se sentir dans
cette situation-là pour donner un sens à sa vie. Si tu ne sens pas
cette espèce d'urgence par laquelle tu vas te révéler, c'est grave.
C'est pour ça que je voudrais enlever ce côté " c'est l'écriture
qui m'a sauvé "... ça aurait très bien pu être la farine ou je
ne sais trop quoi, mais je crois qu'à un moment donné, il y a quelque
chose qui doit sauver un individu.
Avec la
farine, tu te serais fait du blé plus vite (rires)...
(rires)...
Je n'ai jamais placé l'écriture ou ce que je faisais sur un piédestal.
J'aimerais qu'on m'interviewe parce que je fais les meilleurs croissants
de Biarritz...
Oh oui ?
Tu fais les meilleurs ? (rires)...
Je
ne fais pas les meilleurs, mais ça pourrait se faire (rires)...
Lorsque
je t'ai rencontré, tu vivais dans un bled des Pyrénées Orientales,
est-ce que ton écriture se ressent du fait que tu sois installé dans
un coin plus actif ?
Un
peu, dans le sens où le fait de bouger pas mal te met dans une
situation de précarité, même si ce n'est pas vrai. Lorsque j'étais
à Fitou, ce n'était pas la même vie, mais ce n'était pas flippant...
c'était autre chose... Ceci dit, Biarritz est important par la présence
de l'océan, un truc énorme et vraiment fabuleux. Je n'ai pas
conscience que cela joue sur mon écriture, mais certainement que si. Ce
sont des raisons pour lesquelles je ne veux pas aller à Paris, je sais
que je ne retrouverai pas ce genre de choses. J'aurais pu choisir une
petite ville un peu plus remuante que Biarritz, Montpellier ou Toulouse,
par exemple, qui sont des villes un peu branchées, mais j'ai horreur de
ça.
Mais tu
n'as pas l'impression que tu peux vivre dans l'endroit le plus contraire
à toi et rester quand même toi-même ?
Si
je vivais à Paris par exemple, il faudrait que je vive sans téléphone,
etc... Mais je n'aimerais pas. Là, par exemple, lorsque j'ai fini de
travailler, la mer est à cinq minutes, et je peux aller me balader sur
la plage. Cela peut paraître con, mais c'est important.
Moi, mon expérience de
Paris, c'est que plus tu es agressé par le monde autour de toi, plus tu
te renforces...
Oui, mais moi,
je n'ai pas besoin d'être agressé. Mais il y a des gens comme ça.
Beineix, parce que je commence à voir comment il fonctionne, est un mec
qui a besoin d'être agressif pour pouvoir fonctionner. Moi pas du tout,
au contraire, il ne faut pas qu'on m'emmerde pour que je puisse
travailler.
Y a-t-il une "
lecture " de tes textes, une " grille de lecture " ?
Non, j'ai envie que le lecteur ait une certaine lecture, ça ne veut
pas dire qu'il n'y a qu'un niveau de lecture. Comme mon travail est
vraiment basé sur l'écriture, mais vraiment tout bêtement l'écriture,
même au niveau visuel, la forme des paragraphes, les blancs dans les
feuilles et toutes ces choses, j'imagine difficilement, quand tu vois
que j'ai vendu 400.000 bouquins en livres de poche, 400.000 mecs qui se
disent " Djian, c'est génial, regarde comment il a fait cette page
!... " 400.000, c'est énorme, pour moi ce ne sont pas des
lecteurs. Ce sont des gens que j'aime bien, je ne vais pas dire du mal
des gens qui lisent mes bouquins. Cent lecteurs, ça suffit à un mec.
Un bon lecteur est quelqu'un qui est vraiment en phase avec toi, qui va
comprendre ce que tu as voulu mettre au mot près. C'est un lecteur qui
va se foutre de l'histoire, comme moi.
Un musicien ou un cinéaste
pourraient dire exactement la même chose...
Sûrement.
Regarde Stephan Eicher, un type que j'aime bien. Dans l'interview qui se
trouve dans le canard (Les Inrockuptibles n°2, ndlr), il raconte que
lorsqu'il a enregistré " Two people in a room ", les gens qui
étaient dans le studio n'aimaient pas beaucoup ce morceau, c'est
pourtant le titre qui a très bien marché ; peut-être que lui est un
peu emmerdé que son album se vende pour le truc qu'il ne veut pas
vraiment faire. Je vends beaucoup " 37.2 ", on me dit "
putain, quelle histoire !... " alors que moi, ce n'est pas vraiment
ce qui m'intéressait. Ce qui m'intéressait était de raconter une
histoire con, mais de l'écrire bien. Lorsqu'on vient me dire que
l'histoire est super et que les personnages sont ceci, cela, ça m'amuse
mais ce n'est pas vraiment ce qui m'intéresse. Par contre, celui qui
vient me dire qu'il a trouvé que par rapport à mon premier bouquin,
mon écriture a évolué, que j'écris mieux... Ce que j'aime quand je
lis quelqu'un, c'est sa voix, sentir le mec qui est derrière. Et ça,
c'est vraiment au niveau du style que je le sens. Quand je parle d'un
bon lecteur, je parle de celui qui va me suivre dans ce que j'essaye de
faire.
Est-ce que le fait de
refuser le jeu de la promotion n'entretient pas ce malentendu ?
Je n'ai pas
l'impression d'avoir vraiment refusé la promotion.
Qu'est-ce qui te gêne
dans la promotion ?
C'est qu'on se
serve de moi " individu ", alors que ce que je fais est un
truc d'écrivain. Moi, en tant qu'individu, je n'ai aucun intérêt, je
ne comprends pas l'intérêt que les gens peuvent avoir pour moi.
Mais il n'y a pas deux Djian, un individu Djian et un écrivain
Djian...
Où as-tu vu
jouer ça, que l'on avait envie de voir un écrivain ? (rires)... Qu'on
veuille voir un musicien ou un acteur je comprends, et encore, à la
limite, mais qu'on veuille voir un écrivain, à quoi ça rime ?
On vit dans une société
où l'on croise des gens par centaines, il est plus intéressant de
rencontrer un écrivain que le bassiste des Clash par exemple...
Je ne suis
pas tellement d'accord là-dessus. Tu dis que tu vis dans un tel système,
parce que toi, tu vis à Paris, et que tout y est médiatisé à l'extrême.
On demande à chaque fois aux gens de se montrer, de dire ce qu'ils
pensent, ce qu'ils boivent, ce qu'ils fument, comment ils baisent... Je
comprends que ça puisse amuser les gens, parce que les gens
s'emmerdent. C'est plus facile de lire l'interview d'un mec qui va te
raconter la recette du Chili Con Carne que de lire son bouquin, c'est
moins fatigant.
Quelle est la question
qu'on t'a posée le plus souvent ?
Si je n'avais
pas la grosse tête...
Alors, est-ce que tu as
la grosse tête ? (rires)...
(rires)... Non,
je ne crois pas, mais ce n'est pas vraiment à moi de répondre. D'autre
part, le succès m'est arrivé assez tard. Je vais bientôt avoir
trente-huit ans, ça marche un peu depuis que j'ai trente-six,
trente-sept ans et c'est plus difficile de faire basculer un type de
trente-huit ans qu'un type de vingt ans. Il y a beaucoup de cas dans la
musique, ou dans d'autres domaines, de mecs qui se font rétamer parce
qu'à vingt ans, quand ça te tombe sur la tête, tu ne peux pas résister.
Moi, ce que je demandais, c'est qu'on me file du fric pour vivre et écrire
un autre bouquin, je n'en demandais pas plus. ça me rendait fort par
rapport à ce système, sans le vouloir pour autant.
As-tu le sentiment de
faire des concessions dans ton écriture ?
Je fais sûrement
pas mal de concessions, mais il faut savoir dans quel domaine. Je n'en
fais pas dans l'écriture ; lorsque j'écris, je ne fais aucune
concession, ni à rien, ni à personne.
Es-tu d'accord avec les
gens qui voient en " Zone érogène ", " 37.2 " et
" Maudit manège " une trilogie, ou n'est-ce pas que tes deux
précédents livres occupent une place à part dans ce que tu as écrit
jusqu'à présent ?
Je ne crois pas
vraiment que ce soit une trilogie, parce que je n'ai pas vraiment
l'impression d'avoir refermé quelque chose après avoir terminé "
Maudit Manège ". Ceci dit, " 50 contre 1 " et "
Bleu comme l'enfer " sont effectivement vraiment à part. Le
premier truc que j'ai vraiment eu l'impression d'écrire est " Zone
érogène ". Beaucoup de gens ne sont pas d'accord et aiment bien
" Bleu comme l'enfer ", mais je crois n'avoir commencé à écrire,
n'avoir pris ma vitesse de croisière qu'à partir de " Zone érogène
". Le grand pas en avant, c'est peut-être lorsque j'ai commencé
à écrire à la première personne.
A quel moment a-t-on
l'impression de prendre sa vitesse de croisière ? Quels sont les signes
?
Pour moi, ça a
été d'écrire à la première personne. Jusque-là, je n'avais jamais
écrit à la première personne, ni dans les vieux cahiers que j'ai
retrouvés, ni dans " 50 contre un ", ni dans " Bleu
comme l'enfer ". Quelque chose s'est déclenché dans le fait d'écrire
à la première personne.
Tu crois pouvoir
expliquer pourquoi ?
... (silence)... Je crois que tous les grands écrivains qui m'ont
marqué écrivaient à la première personne et c'est ce que j'aime chez
un écrivain, j'aime sentir le type qui est derrière... Si tu me fais
lire une page de Miller, je sais que c'est Miller, ce n'est pas Michel
Tournier ni... l'autre con, là...
André Gide ? (rires)...
Qui ? André Gide ? (rires)... C'est important d'avoir une voix, je
crois. C'est le plus beau compliment que l'on m'ait fait dans toutes les
critiques que j'ai eues.
Dans tous tes bouquins, la
perception des choses à travers le " je ", à travers le
personnage qui parle est tellement importante que beaucoup de ton style
est lié à cela...
Sûrement, moi
je vis comme ça, je crois que beaucoup de gens vivent comme ça. Je
crois que ce qui va mal quand les gens vivent ensemble, c'est lorsque
certains croient voir ce qui se passe dans la tête des autres. Je crois
que c'est la source de toues les erreurs, de tout ce qui va mal. Il faut
toujours se dire qu'on ne comprend pas vraiment ce qui se passe chez les
autres. C'est déjà suffisamment difficile de savoir ce qui se passe
dans ta tête, alors te dire que lui fait ça pour telle ou telle
raison, c'est le meilleur moyen pour faire des conneries? En écrivant
à la première personne, j'essaye en permanence d'en savoir plus sur
moi ; je crois que plus tu en sais sur toi, plus tu as une chance de
comprendre ce qui se passe autour de toi.
C'est donc une écriture
qui t'ouvre sur le monde...
Elle est autant
introspective qu'ouverte sur le monde extérieur. Plus elle sera
introspective, plus elle sera ouverte sur l'extérieur, je crois. Mais
ce n'est qu'une hypothèse.
As-tu le sentiment que
ton style évolue, a évolué depuis 37.2 ?
Le sentiment... Je n'écris
que pour ça, en fait... dans la mesure où j'espère que mon style évolue,
s'affine, devient plus fluide, et débarrassé de toutes les merdes...
Mais tu n'écris pas que
pour ça, car tu as beau dire et répéter à qui veut l'entendre que tu
écris pour le style, ça n'empêche que les gens sont fanatiques de
Djian pour l'émotion qu'il y a dans ton écriture. Tu essaies toujours
de ramener ça au style...
Parce que c'est
réellement ainsi que je travaille. Je donne toujours cette image que je
trouve toujours d'une énorme beauté : écrire, pour moi, c'est comme
tricoter, tu vois ? (rires)... C'est comme si je faisais des mailles,
mais sans savoir ce que ça va donner, un pull ou une chaussette...
c'est vraiment une belle image (rires)... Je ne sais jamais ce que ça
va donner... Quand j'ai écrit " 37.2 ", c'était "
tiens, je vais écrire l'histoire d'un mec et d'une nana qui s'aiment
", point. Je savais vaguement que ça allait mal se terminer, mais
c'est tout. J'étais content d'avoir trouvé ça en me disant "
maintenant, je suis libre, je peux faire tout ce que je veux à partir
de ça ". Ce qui m'intéressait était de prendre les petits
moments, la manière dont les gens se sentaient à ces moments-là.
C'est comme quelqu'un qui a un travail très précis à faire, qui n'a
pas une très bonne vue : il est là, devant son travail, en train de
faire quelque chose tout doucement, libérer son inconscient. Je me dis
jamais "tiens, je vais partir des rapports entre untel ou untel
" ou " je vais décrire ce qu'est un mec valable pour moi
". Je ne veux pas réfléchir à ça. Voilà pourquoi plus ça va,
plus j'essaye de ramener ça à l'écriture. Je préfère toujours dire
" je ne travaille que sur le style ", pour qu'on ne me pose
pas de questions sur le reste.
Cela te protège...
Ce n'est pas me
protéger, mais comme je passe quand même une journée pour écrire une
page, je peux te dire qu'une phrase que j'ai écrite, qu'elle plaise ou
non aux gens, est vraiment comme je l'ai voulue, avec telle ponctuation,
tel blanc... Je peux te parler très précisément de ça, mais je ne
veux surtout par entendre parler de ce qu'il y a derrière la phrase, de
ce qu'elle génère chez le lecteur.
Mais lorsque tu écris
" 37.2 ", tu choisis une histoire d'amour comme support, plutôt
que de détailler un vélo de course (rires)...
Toutes les
grandes histoires à avoir été écrites ont toujours été des
histoires d'amour. C'est le moteur du monde, l'amour. Avec de la haine,
mais c'est la même chose. L'amour et la haine, c'est comme un sentiment
inversé, une pulsion ou une répulsion par rapport à quelqu'un. Ce
n'est pas forcément " Madame Bovary ", mais ce sont toujours
des rapports entre des gens.
Mais tu vois ce que je
veux dire, quand tu écris " 37.2 ", tu choisis une histoire
d'amour aussi passionnelle que celle-ci plutôt qu'une promenade
descriptive dans les Cévennes (rires)...
Mais là, tu
m'entraînes sur un terrain où je ne veux pas aller. Un jour,
quelqu'un, je ne sais plus qui, disait qu'il en avait marre des gens qui
se pensaient plus intelligents que leur œuvre. Moi, je suis vraiment
plus bête que ce que j'écris. Certaines choses me sortent comme ça,
je les laisse faire. Le bouquin que je suis en train d'écrire
actuellement, c'est une espèce de passion entre un type et son fils,
alors pourquoi ça et pas une ballade dans les Cévennes, je ne me pose
pas la question ; je ne m'intéresse pas à l'histoire.
Dans une vie quotidienne,
comment cela se passe la relation de " l'écrivain " avec les
autres ?
Les
gens sont contents de connaître un écrivain, parce qu'en France, c'est
auréolé ; c'est Hugo, Balzac, tous ces gens-là. Pourtant, quand je me
ballade ici, je ne suis pas rasé, je suis même parfois dégueulasse,
et tout le monde est très gentil et prévenant. Mais pour moi, l'écriture
est quelque chose de tout à fait normal, ce n'est pas être touché par
la grâce particulièrement. Ce n'est pas plus important que d'être
docteur ou journaliste. Je ne me sens pas ainsi, cela m'énerve beaucoup
de voir tous ces écrivains pontifier à la télévision. Dans ces
moments-là, je me demande si je suis vraiment un écrivain, car je ne
suis vraiment pas comme ces gens-là.
Penses-tu que le cinéma
a apporté quelque chose à tes livres ?
Je n'ai jamais eu l'impression que le cinéma apportait quoi que ce
soit aux livres en général. C'est autre chose, c'est à l'opposé ;
autant moi je tente, en quelques phrases, de décrire un lieu, une
atmosphère, en me servant de l'imaginaire du lecteur, autant le cinéaste
t'impose une image. Ceci dit, si je vends aujourd'hui beaucoup de
bouquins en livres de poche, c'est grâce au film tiré de " 37.2
". Un écrivain ne peut pas espérer mieux qu'une bonne adaptation
de son livre.
Une phrase pour conclure
(rires)...
Il y a cette
phrase de Miller : " C'est quand on en a fini avec les soucis matériels
et avec les histoires de sexe que les vrais problèmes commencent à se
poser ". C'est un peu le stade où j'en suis en ce moment.
Une phrase de toi, pour
finir...
Je n'sais pas...
Merci d'être venu (rires)...
Les Inrockuptibles,
mai/juin 1987
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